Passeport pour la liberté – Épisode 5
Dans cette série – Passeport pour la liberté – Nicolas Jutzet part sur le chemin de la liberté, à la découverte des alternatives aux États modernes. Dans le cinquième épisode, nous nous intéressons à une idée développée par l’entrepreneur Titus Gebel : faire de l’État un service comme un autre, en introduisant des «villes privées libres».
Dans notre vie quotidienne, une grande partie des activités auxquelles nous souscrivons sont soumises à la concurrence, ce qui nous permet de changer de prestataire en cas d’insatisfaction. C’est par exemple le cas dans la plupart des pays occidentaux pour le logement, votre travail ou encore votre opérateur téléphonique. Cette mise en concurrence oblige les entreprises à s’adapter, au moins partiellement, à vos exigences, pour éviter de vous perdre. Ce mécanisme est sain à différents égards. Il encourage l’innovation – pour se distinguer des autres offres du marché – et vous donne le choix entre plusieurs alternatives. Friedrich Hayek parle de la concurrence comme d’une «procédure de découverte».
Pourtant, une institution échappe largement à cette concurrence : l’État. Pour Titus Gebel, qui est en quelque sorte un révolutionnaire pragmatique, cette réalité doit changer (lire notre interview de Titus Gebel). Il part du constat que «la concurrence n’a presque jamais lieu entre États. Les accords internationaux sont encouragés, un peu à l’image d’un cartel, afin d’exclure autant que possible la concurrence fiscale ou institutionnelle». Dans son livre «Cités privées libres : Pour que les gouvernements se battent pour vous», il regrette le fait que «de la naissance à la mort, des règles soient établies par une minorité qui ne se demande pas si les personnes concernées feraient ou non de tels choix si on les laissait décider par elles-mêmes». Ce bilan est lucide car même les personnes au pouvoir dans les démocraties représentatives finissent par défendre avant tout leur intérêt propre. Partant de ce constat, il se pose la même question que la plupart des libéraux : «Pourquoi un groupe de personnes devrait-il déterminer comment vous devriez mener votre vie ?». Selon lui, la meilleure façon de changer le monde c’est de commencer par le bas. Gebel identifie un premier problème : dans le «marché» de l’offre publique, les «barrières à l’entrée»[1] sont difficiles à franchir. Pour mettre en place une nouvelle offre, il faut soit prendre le contrôle du gouvernement, soit faire une révolution ou encore faire sécession. Pour différentes raisons, les trois possibilités sont peu efficaces et chronophages. Afin de remédier à cette réalité, il veut faire de l’offre délivrée par les États un marché comme un autre. Il imagine une alternative qui laisse plus de place à l’autodétermination des individus, celle des Cités privées libres («Free Private City»). En se basant sur deux principes généraux :
- Celui qui ne nuit pas aux autres a le droit d’être laissé en paix, même par le gouvernement ou une majorité du peuple.
- L’interaction humaine doit avoir lieu sur une base volontaire et non via la coercition comme aujourd’hui.
Les cités privées libres
Concrètement, ces villes privées se basent sur une participation volontaire. Dans une Free Private City, ce n’est plus un État comme nous le connaissons, mais bien une entreprise privée qui vous offre ses services. Selon l’idée de Titus Gebel «le service comprend la sécurité interne et externe, un cadre juridique et un mécanisme de règlement des différends indépendant (comme il est d’usage dans le droit commercial international)». Pour en profiter, il faut payer un montant fixe par an. Le contrat signé est votre «constitution personnelle».
«Une cité privée libre est une autorité locale souveraine ou au moins semi-autonome qui possède son propre cadre juridique et réglementaire, un régime fiscal, douanier et social, ainsi que sa propre administration, ses forces de sécurité et un système de résolution des conflits indépendant.»
Titus Gebel
Contrairement aux États actuels, qui peuvent modifier à leur guise – ou selon la volonté d’une majorité – le «contrat» qui unit les citoyens, l’opérateur de la ville privée ne peut changer unilatéralement le «contrat citoyen» en cours de route. Même mieux, il s’engage à vous dédommager si le contrat est mal exécuté. Ce contrat mettrait un terme aux incertitudes politiques qui règnent dans les États modernes, car aucune majorité ne pourrait imposer ses envies aux autres. Les cités privées libres seraient par nature des sociétés apolitiques. Vu que la collaboration est volontaire, le prestataire de service a un intérêt économique clair à bien traiter ses clients. Faute de quoi, sa ville se viderait rapidement de ses habitants et ferait faillite.
La question de la gestion d’une évolution du contrat mérite toutefois d’être posée, car toute vie en société nécessite des ajustements au fil du temps, même mineurs. Titus Gebel explore plusieurs pistes. Il serait par exemple possible que l’entreprise en charge de la cité propose un amendement au contrat, sans pouvoir l’imposer aux récalcitrants. Afin d’éviter que le contrat soit modifié sur des points fondamentaux, certains éléments pourraient d’emblée être exclus (montant à payer, droits fondamentaux, conditions de résiliation), en laissant cette possibilité de modification uniquement pour des changements mineurs. Une autre solution, plus périlleuse car elle repolitise la société, pourrait être de soumettre certaines modifications à l’approbation d’une majorité qualifiée des résidents. De façon plus pragmatique, il serait également possible de confier les conflits d’interprétation et d’évolution aux tribunaux, qui se baseront sur la pratique passée pour statuer.
Créer une ville privée libre
Afin de parvenir à respecter l’aspect volontaire de la participation à la ville libre, la création de celle-ci sur un territoire inhabité est la solution idéale, car aucun individu déjà présent sur place ne sera forcé à y prendre part. Comme nous avons pu le voir précédemment avec la Principauté de Hutt River, les tentatives d’indépendance sans accord avec un État en place sont difficiles et finissent souvent par disparaître. Pour éviter cette insécurité, Titus Gerber propose de passer un accord contractuel avec un État existant, qui fixe un cadre et donne un droit d’exploitation à une entreprise sur un territoire, sans droit de veto (car il mènerait à un changement unilatéral du contrat promis par l’entreprise à ses clients). Si cet accord est en théorie prévu pour réduire l’insécurité juridique pour les clients de la ville privée, elle rend cette dernière vulnérable aux aléas politiques du pays hôte. Le Seasteading Institute l’a appris à ses dépens. Ce projet de création d’îles flottantes avait signé un protocole d’accord en janvier 2017 avec la Polynésie française, qui devait lui permettre de mettre en place des îles artificielles dans les eaux du pays. Cet accord a finalement été emporté par une polémique politique. C’est d’autant plus regrettable car le projet de base du Seasteading Institute s’inscrivait parfaitement dans l’idée d’une concurrence accrue et continue des modèles. Le concept était poussé au point de vouloir permettre aux habitants des îles flottantes de pouvoir décrocher leur plateforme de l’île flottante, pour en rejoindre une autre, ou voguer librement…
Un projet prometteur au Honduras
Il n’existe à ce jour aucune ville privée libre qui correspond aux critères listés par Titus Gebel. Mais plusieurs s’en approchent. Bien qu’elle soit une monarchie constitutionnelle, Monaco est assez proche du modèle de la ville libre. Une autre aux États-Unis peut servir d’inspiration : Sandy Springs dans le nord de la Géorgie. Pour faire baisser la facture fiscale, il a été décidé de privatiser pratiquement l’intégralité des prestations étatiques. Que ce soit l’entretien des routes, le ramassage des déchets ou encore les transports en commun, tout est assuré par des entités privées. Ce qui en fait la ville la plus privatisée au monde pour certains. D’autres, comme Hong-Kong (jusqu’à récemment) ou Singapour, sans être respectueuses de toutes les libertés, sont avant tout des zones économiques relativement libres qui peuvent servir de modèle aux zones qui souffrent de la corruption politique et souhaitent atteindre davantage de prospérité. Finalement, la plus prometteuse est une Zone of Economic Development and Employment au Honduras : Próspera, qui se trouve sur une île (Roatán). La législation souple du pays – la plus avancée du monde en la matière selon Free Private Cities – permet l’existence de ces zones quasiment autonomes. Le projet se base sur un contrat entre les résidents qui ne peut être modifié unilatéralement par une majorité ou même par le gouvernement du Honduras. Et si on assistait à l’émergence de la première société réellement libre qui refuse la coercition ? À suivre !
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[1] En économie, on désigne par «barrières à l’entrée» les obstacles que doit surmonter une entreprise désirant se lancer sur un nouveau marché. Les barrières à l’entrée sont établies par les agents déjà en place sur le secteur en question ou par la réglementation.