Dans cette série, nous imaginons des philosophes libéraux revenir à la vie dans notre époque et nous les faisons réagir sur des évolutions contemporaines. En 2022, quelle serait leur réaction ? Nous avons déjà vu John Stuart Mill s’interroger sur la liberté d’expression, à l’heure d’Internet et des réseaux sociaux. Dans ce quatorzième épisode, Camille Dejardin confronte le féminisme moderne avec les principes d’égalité défendus ardemment par le philosophe à son époque.
Au sortir du métro, John Stuart Mill ressassait les nouvelles qu’il avait lues dans le journal. Un encart y était consacré aux statistiques des violences conjugales et un autre à l’écart persistant dans la rémunération des hommes et des femmes, à qualification et emploi égaux. Il restait du progrès à faire, même si le fait même qu’on le dénonçât dans les médias était déjà très bon signe, pensa-t-il, se remémorant sa solitude lorsqu’il alertait ses contemporains du XIXe siècle quant aux mauvais traitements infligés aux femmes et aux enfants alors systématiquement replacés sous la tutelle de leur agresseur. Le patriarcat n’existait plus en tant que système institutionnel incarnant la préséance juridique du «chef de famille» masculin, mais le machisme et les abus de pouvoir avaient décidément la vie dure.
Son front soucieux s’éclaira lorsqu’il se retrouva mêlé à une population urbaine mixte, allant et venant d’un air tantôt flâneur, tantôt absorbé. Hommes et femmes, tous semblaient se déplacer, travailler et occuper leur journée à leur guise. Leurs tenues étaient extrêmement libres et bigarrées – relâchées, même, ne put s’empêcher de penser Mill en ajustant par réflexe son nœud lavallière. Entrant dans l’université qui l’avait invité à un colloque sur «Le progrès, hier et aujourd’hui», il fut enchanté de croiser nombre d’étudiants des deux sexes, mélangés et volubiles. Plusieurs femmes professeurs éminents sortaient de leurs bureaux où leur titre scintillait sur une petite plaque. Mill ne s’offusqua pas des néologismes, «maîtresse de conférence», «doctrice» ou, plus surprenants, «docteure» et «professeure des universités». Connaissant bien la langue française, il répugnait certes aux accords non conformes à sa morphologie, où une terminaison en «-eur» se féminise en «-rice» ou en «-euse», jamais en «-eure». «Chercheur, chercheuse», grommela-t-il en contemplant une affiche invitant les «chercheur(e)s» à une conférence, mais il approuvait ne fût-ce que l’intention de féminiser le nom des professions. Sa chère Harriet, compagne intellectuelle de longue haleine et unique amour de sa vie, n’avait-elle pas relu tous ses ouvrages pour changer chaque man en person, soulignant combien il était important que l’on pût spontanément s’imaginer une femme dans la situation décrite ?
En revanche, à la lecture d’un communiqué placardé sur une porte, commençant par «cher.e.s collèges, professeur.e.s, étudiant.e.s. et agent-es» puis répétant de tels points ou tirets dans la terminaison de tous les mots désignant des êtres humains, il manqua s’étrangler. Quelle était donc cette syntaxe illisible ? Quand il eut compris que ce choix peu grammatical visait à faire apparaître simultanément une tournure féminine et une tournure masculine à l’intérieur de chaque désinence, il fronça un sourcil sceptique. La féminisation des noms de métier était une chose, la confusion entre le genre des mots et le sexe des personnes désignées, signifiant et signifié, en était une autre et lui parut le signe d’une désorientation ontologique majeure en plus d’un procédé linguistique barbare. L’esprit littéraire ne devait pas être le fort de ce siècle, s’inquiéta le philosophe qui, quand il était recteur honoraire de l’Université de St Andrews, voyait dans les humanités et la maîtrise de la langue la quintessence de ce «qu’une génération doit transmettre à la suivante comme ce dont dépendent son état de civilisation et sa dignité». Le féminisme et l’égalitarisme, manifestement triomphants dans le droit, n’allaient-il pas trop loin en s’attaquant désormais à l’intelligibilité et aux structures mêmes du logos ?
Mais il n’était pas au bout de ses surprises. Juste en dessous, une affiche annonçait une réunion en «non-mixité». «Et nous qui nous battions précisément pour une mixité de principe ! soupira-t-il, songeur. Existe-t-il encore des hommes pour défendre leur entre-soi patriarcal, comme dans nos gentlemen’s clubs victoriens ?» L’affiche ne montrait pourtant que des femmes, de toutes les couleurs, la plupart en cheveux, certaines voilées. «Tiens donc ! comprit Mill. Les femmes ont inversé l’exclusion et revendiquent maintenant de ne se retrouver qu’entre elles !» Il eut un pincement au cœur : croyait-on rétablir la balance de la justice en inversant le déséquilibre de ses plateaux et en cultivant l’esprit de revanche ? Il pensa à nouveau mélancoliquement à sa regrettée Harriet Taylor, devenue tardivement Mme Mill, avec qui il avait inlassablement condamné le casernement des femmes à l’écart de la sphère publique et plaidé pour une agora libre et diverse, sans aucune ségrégation, contrairement à ce que défendaient les conservateurs. En 1851, Harriet lui avait fait bien voir, dans un brouillon d’article stimulant, qu’il fallait aussi réclamer semblable émancipation pour les Noirs et toute catégorie d’adultes abusivement tenus pour «mineurs» par la loi, l’essence même de l’égalité libérale consistant à ne considérer un individu que pour ses talents, mérites ou torts susceptibles d’intéresser la société, jamais pour son «identité» biologique, sexuée ou ethnique. «Et pourquoi pas affirmer que la discrimination peut être positive, tant qu’on y est ?», marmonna John Stuart Mill.
C’est donc l’humeur embrunie qu’il entra dans l’amphithéâtre, où le spectacle réjouissant de jeunes femmes et hommes installés ensemble, également armés de stylos ou de tablettes pour prendre en notes son intervention, aurait dû le dérider. Mais quand ses yeux scrutèrent la salle, ils rencontrèrent dans un coin des pancartes : «Femmes cis et trans contre le patriarcat ! Mâle blanc hétérosexuel, garde tes leçons pour toi !» ou encore : «Tu appartiens au passé, retournes-y !». Lui qui avait lutté pour l’ouverture du droit de vote aux femmes à une époque où aucune d’entre elles ne pouvait légalement porter cette revendication, qui avait consacré sa vie à l’émancipation des individus des deux sexes et de toutes les couches sociales, ne comprit ni ce qu’on lui reprochait ni même tous les mots employés. «Je n’ai pas combattu en mon siècle le patriarcat et la misogynie combinés pour que le féminisme se retourne en haine des hommes, se dit-il : il me faut réagir.» Alors, dédaignant les micros pour s’adresser d’une voix forte directement à l’auditoire dont le murmure s’estompa : «Il est impossible de parler de progrès ou d’émancipation sans rappeler et défendre ce qu’est l’universalisme !», commença-t-il.
Le silence se fit.