Dans cette série, nous imaginons des philosophes libéraux revenir à la vie dans notre époque. En 2022, quelle serait leur réaction ? Dans ce onzième épisode, Michael Esfeld imagine Karl Popper confronté aux développements qu’ont pris les sciences de nos jours, notamment quand il s’agit de faire face aux grands défis de l’humanité.
Karl Popper soupira et éteignit sa télévision. Chaque soir, il assistait, ébahi, au défilé de journalistes, politiciens et autres intellectuels qui commentaient tout type de phénomènes scientifiques. Cela faisait maintenant deux ans qu’il était revenu à la vie et séjournait à Vienne, où il avait vécu sa jeunesse avant de devoir s’exiler en Nouvelle-Zélande pour fuir la guerre.
À chaque journal télévisé, il s’étonnait que trois des éléments centraux de sa doctrine, pourtant piliers de la science en son temps, aient été abandonnés ces deux dernières années. Tout d’abord, la falsification, message clé de son livre, la Logique de la découverte scientifique (1934) dont il apprit non sans fierté en flânant dans les auditoires de l’Université qu’il était toujours considéré comme un chef d’œuvre d’épistémologie. Nous acquérons des connaissances scientifiques en formulant des hypothèses audacieuses qui sont ensuite soumises à des épreuves rigoureuses afin de trouver quelque chose qui les rend fausses. Une hypothèse est corroborée – et devient ainsi une connaissance acquise – dans la mesure où elle résiste aux tentatives de falsification.
Pour prendre un exemple simple, supposons que tous les corbeaux observés sont noirs. Nous formulons sur cette base l’hypothèse «Tous les corbeaux sont noirs». Pour établir cette hypothèse en tant que connaissance, il ne faut pas chercher encore plus de corbeaux noirs – et en trouver d’innombrables. Au contraire, cette hypothèse n’est confirmée que s’il est impossible de trouver des corbeaux non-noirs. Cela signifie qu’on regarde cette hypothèse avec scepticisme et qu’on essaie de trouver quelque part dans le monde, quelque chose qui la contredit. Ce n’est que si on n’y parvient pas que l’hypothèse en question est confirmée. En revanche, déclarer qu’il ne peut y avoir d’autres corbeaux que les corbeaux noirs et stigmatiser ceux qui remettent cela en question en les traitant de «conspirationnistes» ou d’«ennemis de la science» est l’exact contraire de la science. Poppers était convaincu qu’on n’atteignait pas la connaissance en se fermant à la critique, mais qu’on obtenait seulement le bruit et la fumée. En effet, il s’était toujours revendiqué de la tradition vénérable qui remonte à Descartes : la science moderne se caractérise par un scepticisme méthodologique.
Un deuxième trait principal de la science qu’il avait observé dans son ancienne vie au XXe siècle, notamment dans la Misère de l’historicisme (1957), mais qui remontait également à Descartes : les sciences de la nature modernes sont confrontées à une limite fondamentale, dans le domaine des sciences humaines et sociales. Il était arrivé à la conclusion que le scepticisme méthodologique et la méthode consistant à corroborer des hypothèses en tentant de les falsifier s’appliquaient aussi dans ce domaine ; il avait toujours rejeté l’idée selon laquelle il y avait des connaissances a priori dans le champ des sciences humaines et sociales. Celles-ci étaient des sciences empiriques tout comme les sciences de la nature. Néanmoins, une différence principale subsistait : les êtres humains ne se comportent pas de la même façon que les objets physiques. Ils adaptent leur comportement aux nouvelles informations qu’ils reçoivent. C’était la raison pour laquelle on ne pouvait pas prédire leur comportement, ni prévoir quelles nouvelles stratégies ils allaient inventer pour tenir compte des nouvelles informations. En regardant le journal télévisé chaque soir dans son appartement viennois, mi-fasciné mi-ahuri, Popper avait rapidement saisi l’essor de l’utilisation des modèles en sciences dans les dernières décennies. Il était stupéfait de l’idée de vouloir utiliser des modèles pour prédire la propagation d’un virus dans une population sans être conscient du fait que les populations humaines développaient des nouvelles stratégies intelligentes d’adaptation de leur comportement, par exemple suite aux informations reçues sur la diffusion du virus. L’utilisation de ces modèles dans la gestion du virus avait en outre plusieurs fois montré ses limites, avec des différences significatives entre les prédictions et la réalité. Cela ne l’étonnait en rien. Il y constatait simplement une nouvelle faillite de ce qu’il avait dénoncé alors comme «scientisme», l’idée selon laquelle les sciences naturelles s’appliquaient également aux actions humaines.
Enfin, le scientisme comporte également une dimension politique que Popper avait analysée, dans La société ouverte et ses ennemis écrit pendant la deuxième guerre mondiale et publié en 1945. Si la science peut saisir la pensée et les actions humaines, les utiliser pour diriger les trajectoires des êtres humains sur la base des connaissances scientifiques devenait alors séduisant. Comme il l’avait écrit jadis, cette idée remontait à la conception des rois-philosophes développée par Platon. Ensuite, elle avait pris son plein essor dans les deux grandes idéologies du XIXe et XXe siècle, à savoir le communisme et le national-socialisme. Popper avait tout de suite saisi que le slogan contemporain «follow the science» était aussi totalitaire que ces idéologies passées.
La seule différence résidait dans le fait que ces deux idéologies forgeaient les lois de la nature découvertes par la science de manière à ce que celles-ci aboutissent à un but final de l’histoire, qui est le bien absolu, à savoir la société sans classes dans le communisme et la société de race pure dans le national-socialisme. Ces grands narratifs d’un bien absolu étaient aujourd’hui abandonnés. Ils avaient été remplacés par des petits narratifs qui posaient chacun un bien contingent, comme la protection contre la propagation d’un virus, ou contre le changement climatique, etc. – comme si des mesures politiques basées sur des présomptions de connaissances scientifiques pouvaient lutter contre des vagues de virus ou remédier aux variations de la température sur Terre, sans commettre d’erreurs de jugement.
Toutefois, ces petits narratifs étaient aussi totalitaires que les grands : ils étaient également acceptés comme des normes, non soumises à discussion, amenées à diriger la société et la science. Elles étaient devenues supérieures aux droits de l’homme, aux processus démocratiques et aux mécanismes de l’état de droit. Le totalitarisme ne nécessitait pas forcément l’exercice de la violence physique. Il se basait sur une prétendue idéologie scientifique posée comme absolue, dirigeant toute la vie sociale. La violence physique surgissait uniquement en cas de résistance de la population. Le résultat, bien évidemment, était la transition vers une société fermée.
La société ouverte, en revanche, se caractérisait par le fait qu’elle reconnaissait chaque être humain comme une personne avec une dignité inaliénable, ayant ainsi le droit de façonner sa vie selon ses choix. La science était au service de la société ouverte en découvrant des faits qui constitueraient ensuite un savoir commun, servant de base pour les décisions individuelles et collectives. Toutefois, la science ne pouvait pas préconiser ces décisions. Elle se contentait d’avancer des hypothèses sur les faits, mais elle ne pouvait pas imposer des normes. Les droits de l’homme n’étaient pas à disposition de la science : ils n’avaient pas besoin d’une justification scientifique et ne pouvaient pas être limités par de prétendues connaissances scientifiques. Bien au contraire, ils étaient la condition préalable à la science : ce n’est que lorsqu’ils étaient garantis dans une société ouverte qu’il pouvait y avoir un débat et une mise à l’épreuve des hypothèses scientifiques, grâce auxquelles les connaissances scientifiques étaient ensuite établies et des progrès réalisés en leur sein.
Popper s’apprêtait à fêter son 120e anniversaire le 28 juillet 2022 prochain. Il espérait qu’à cette occasion, on retrouverait une science qui pratiquerait le scepticisme méthodologique au lieu de se comporter comme une religion qui proclame des vérités possédant un statut moral-normatif. Une science, qui respecterait ses limites dans le domaine de la pensée et des actions humaines au lieu d’avancer une conception technocrate de l’homme. Une science, qui, finalement, serait au service d’une société ouverte au lieu d’ouvrir la voie à un totalitarisme technocratique.