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Le retour des philosophes – Joseph Schumpeter

Dans cette série, nous imaginons des philosophes libéraux revenir à la vie dans notre époque et nous les faisons réagir sur des évolutions contemporaines. En 2022, quelle serait leur réaction ? Dans ce treizième épisode, rédigé par Alexis Karklins-Marchay, Schumpeter prononce un discours devant le Parlement européen pour promouvoir l’innovation et l’esprit d’entreprise.

Arrivé à Strasbourg en provenance de l’université d’Harvard où il enseigne depuis 1932, l’économiste d’origine autrichienne Joseph Schumpeter s’est rendu au Parlement à l’invitation des députés pour participer au cycle de conférences sur le thème du déclin européen. Alors que le retard technologique de l’Europe sur ses deux grands rivaux américains et chinois semble se confirmer année après année, son intervention était très attendue. Devant une assemblée au complet, Schumpeter a livré un diagnostic sans concession tout en dessinant quelques orientations pour éviter une sortie de l’histoire du «vieux continent».

Revendiquant son attachement viscéral à l’Europe et sa culture, lui, l’enfant de cette Vienne 1900 qui fut un foyer de civilisation exceptionnel et un véritable laboratoire de modernité, a tenu à rappeler qu’il était avant tout un économiste du temps long. Spécialiste des fondements et de la dynamique du capitalisme depuis son premier ouvrage, La Théorie de l’évolution économique, publié en 1911, il a produit des travaux qui portent davantage sur l’accélération des mutations technologiques, le rôle de l’innovation, la fonction de l’entrepreneur ainsi que sur les conséquences politiques des transformations de la société, que sur des solutions pratiques pour sortir de telle ou telle crise conjoncturelle.

Schumpeter a alors mis en garde les parlementaires :

«L’Europe est en danger sur le plan économique en cette première partie du XXIe siècle. Un danger non pas d’effondrement mais de déclassement, de perte d’influence et de stagnation. Si nous ne réagissons pas vite et de façon énergique, nous nous appauvrirons et nous mettrons nos démocraties en danger».

L’ancien ministre des Finances d’Autriche a poursuivi son intervention avec un vibrant plaidoyer en défense d’un capitalisme libéral aujourd’hui très contesté dans le monde occidental. Employant des mots durs pour qualifier ceux qui nient ou minimisent ses accomplissements, les qualifiant de «stupides, ignorants ou irresponsables», il a souligné devant les députés que du point de vue matériel, jamais depuis l’apparition de l’homme, la production de richesses et le niveau de vie n’avaient connu de telles progressions qu’au cours des deux derniers siècles. Avec malice, il a provoqué les rires de l’assemblée en remarquant que le capitalisme n’aurait pas réellement procuré de satisfaction supplémentaire au roi Louis XIV car «l’éclairage électrique n’améliore pas grandement le confort de quiconque est assez riche pour acheter un nombre suffisant de chandelles et pour rémunérer des domestiques pour les moucher».

Schumpeter a toutefois reconnu qu’il y aura toujours des intellectuels qui contesteront ce bilan et qui véhiculeront l’image de masses opprimées implorant d’être libérées de leur désespoir. Et pourtant, a-t-il insisté, le capitalisme a avant tout profité aux plus modestes, citant au passage sa comparaison célèbre : sa grande force ne fut pas de procurer des bas de soie à la reine Elisabeth Ire puisque celle-ci en possédait déjà, mais de les mettre à la portée des ouvrières, en échange de quantités de travail constamment décroissantes.

L’économiste a ensuite abordé alors le cœur de ses travaux :

«Aucune démocratie ne peut exister sans capitalisme, c’est un fait historique. Mais soyons lucides : les réussites du capitalisme ont un prix. Un prix lié au mouvement permanent qui le caractérise. Je parle ici d’un processus d’évolution, d’une transformation continuelle, d’un ouragan perpétuel. Ce que j’appelle le processus de destruction créatrice. En règle générale, le nouveau ne sort pas de l’ancien, mais apparaît à côté de l’ancien, lui fait concurrence jusqu’à le ruiner, et modifie toutes les situations de sorte qu’un processus de mise en ordre est nécessaire. J’imagine que vous connaissez mon fameux exemple : l’arrivée du chemin de fer. Cette innovation majeure du XIXe siècle a profondément modifié l’économie partout où elle s’est diffusée, entraînant une demande nouvelle, stimulant les investissements et générant des emplois par milliers. Il y a donc bien eu une création de richesses nouvelles. Mais, dans le même temps, le train a ‘tué’ le système des courriers à chevaux, système qui existait pourtant depuis des siècles. Cette évolution a nécessairement provoqué des pertes d’emplois dans ce métier ainsi que dans tous les métiers connexes. Il y a donc eu simultanément destruction de richesses. Le bilan est cependant positif car, depuis la révolution industrielle, la demande de travail issue de la nouvelle organisation dépasse largement la perte de travail dans l’ancienne organisation».

Illustration, Morgane Grosset

Schumpeter a alors formulé plusieurs recommandations :

«J’ai le sentiment que l’Europe s’endort, critique le système qui l’a rendue riche et se montre incapable de se redresser. Que doit-elle faire pour éviter son déclin, elle qui est ouvertement concurrencée par les États-Unis, la Chine et d’autres pays émergents ?

Je recommanderai par-dessus tout de favoriser l’innovation, le véritable moteur de la destruction créatrice et du progrès économique. Par innovation, je n’entends pas seulement brevets ou inventions. Ce peut être :

–         la fabrication d’un bien nouveau ou d’une qualité nouvelle d’un bien ;

–        l’introduction d’une méthode de production nouvelle ;

–        l’ouverture d’un nouveau débouché ;

–        la conquête d’une source nouvelle de matières premières ;

–        la réalisation d’une nouvelle organisation, comme la création d’une situation de monopole.

Comment faire pour stimuler l’innovation ? Il faut encourager l’entrepreneuriat. L’entrepreneur, je vous le rappelle, ce n’est pas le dirigeant d’entreprise ni l’actionnaire. L’entrepreneur, c’est celui qui justement va innover, qui va transformer un secteur ou une activité et prendre de l’avance sur ses concurrents. C’est une sorte de personnage prométhéen qui présente des similitudes évidentes avec le ‘surhomme’ de Nietzsche, qui doit avoir une manière spéciale de voir les choses, et ce, non pas tant grâce à l’intellect que grâce à une volonté, à la capacité d’aller seul et de l’avant, de ne pas sentir l’insécurité et la résistance comme des arguments contraires.

Il faut ensuite s’assurer que les entrepreneurs trouvent les ressources financières nécessaires. Fonds propres ou dettes, peu importe. Il faut du capital pour innover. Et sans des marchés de capitaux qui permettent à l’épargne d’être investie dans l’économie innovante, l’économie européenne ne retrouvera pas son souffle entrepreneurial».

Des applaudissements nourris ont salué cette partie du discours. La présidente du Parlement en a profité pour le relancer sur l’épineuse question des GAFAM et plus généralement des monopoles. Schumpeter a admis qu’il s’agissait d’une question légitime tout en exposant ses différences de vues :

«Au risque de susciter la désapprobation de mes confrères ordolibéraux très attachés au principe de concurrence, je suis moins critique qu’eux sur les monopoles. Car certains avantages ne sont garantis qu’aux grandes entreprises, ne serait-ce que la réputation financière. Elles ont également une meilleure résistance aux perturbations économiques engendrées par l’innovation et aux situations de ralentissement conjoncturel. Mais surtout, les groupes les plus puissants sont souvent ceux qui sont capables de porter toujours plus loin l’innovation, constituant le moteur le plus efficace de la croissance économique. Voulons-nous une Europe souveraine ? Alors je crois qu’il faut permettre la création de certains monopoles, ou à tout le moins, de géants pan-européens, y compris dans le domaine du numérique. Vous redoutez la toute-puissance des GAFAM ? Soit. Alors, donnez les moyens aux entrepreneurs européens et aidez-les à créer des concurrents innovants et puissants plutôt que de chercher à démanteler les rivaux américains ou chinois de façon réglementaire».

Pour clore son discours, Schumpeter a enfin abordé les conséquences politiques de ses travaux telles que présentées dans son best-seller Capitalisme, socialisme et démocratie paru en 1942 :

«Au risque de vous sembler pessimiste, je crois que l’Europe me semble aujourd’hui confrontée à un autre danger. Un danger venu de l’intérieur que je nomme le ‘crépuscule de la fonction d’entrepreneur’. Non seulement la bureaucratisation de nos économies s’accroît, y compris dans l’entreprise, mais en plus l’initiative individuelle s’effrite progressivement. Le travail des bureaux et des commissions tend à se substituer à l’action individuelle. Or, sans action individuelle, plus d’entrepreneurs et plus d’innovation.

Plus grave encore, et cela fait le lien avec mon constat précédent : je vois bien que le capitalisme doit faire face à une hostilité croissante de l’opinion. Au fur et à mesure que le niveau de vie progresse et que les acquis sociaux se diffusent, nos concitoyens supportent de moins en moins le climat d’insécurité et d’incertitude propre au mouvement permanent, à la destruction créatrice. Ils écoutent toujours plus les ‘intellectuels’ et ‘professionnels de l’agitation sociale’ critiquer le système. Je m’inquiète ainsi de voir les électeurs se tourner davantage vers les politiciens qui promettent de maintenir leurs acquis et de les protéger contre l’instabilité propre au capitalisme alors qu’ils en sont simplement incapables. À terme, demander toujours plus d’État ne peut qu’accélérer la marche vers le socialisme.

L’une des grandes questions qui se présentent à nous pour le XXIe siècle, c’est de savoir si nous sommes encore prêts à accepter la destruction créatrice dans nos économies ou si nous préférons maintenir la situation existante quoi qu’il en coûte. Sommes-nous encore capables de passer d’une logique de conservation à celle d’un mouvement ?

J’entends parfois que nous vivons en 2022 dans un monde schumpétérien, a-t-il conclu. Sans doute est-ce une forme de reconnaissance de l’importance de l’innovation dans nos sociétés. Mais si tel est effectivement le cas, alors, soyons cohérents et donnons-nous les moyens pour innover et stimuler l’esprit d’entreprendre. Le futur de l’Europe est à ce prix.»

Schumpeter a été chaleureusement remercié par les parlementaires. Beaucoup d’observateurs présents sur place ont émis quelques doutes sur la capacité des Européens à relever les défis tels que décrits par l’économiste austro-américain.

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