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Le retour des philosophes – Robert Nozick

Dans cette série, nous imaginons des philosophes libéraux revenir à la vie dans notre époque et nous les faisons réagir sur des évolutions contemporaines. En 2022, quelle serait leur réaction ? Dans ce douzième épisode, Jonas Follonier imagine Robert Nozick en train de se préparer à débattre avec Aymeric Caron, grande figure actuelle de l’animalisme en France.

En se réveillant de bon matin, Robert Nozick repensait à ce qui lui avait permis de débarquer dans la France de 2022 depuis les années 80. Après avoir théorisé et développé la «machine à expérience», l’une des expériences de pensée à l’aide desquelles il avait pu argumenter contre la doctrine de l’utilitarisme, il avait fini par entrer «réellement» dans cette machine. Un lieu dans lequel on pouvait pénétrer sans encombre et vivre tous les genres d’aventure que l’on voulait, sans que l’on distingue la machine de la réalité. Le philosophe américain l’avait décrit en ces termes dans son premier et illustre ouvrage, Anarchie, État et utopie, paru en 1974 :

Supposons qu’il existe une machine à expérience qui soit en mesure de vous faire vivre n’importe quelle expérience que vous souhaitez. Des neuro-psychologues excellant dans la duperie [en anglais: duper super] pourraient stimuler votre cerveau de telle sorte que vous croiriez et sentiriez que vous êtes en train d’écrire un grand roman, de vous lier d’amitié, ou de lire un livre intéressant. Tout ce temps-là, vous seriez en train de flotter dans un réservoir, des électrodes fixées à votre crâne. […] Bien sûr, une fois dans le réservoir vous ne saurez pas que vous y êtes ; vous penserez que tout arrive véritablement.

Buvant son café, Nozick jubilait à l’idée de vivre enfin ce soir-là un débat avec Aymeric Caron, cet éditorialiste très présent sur les plateaux télé depuis sa participation comme chroniqueur à l’émission On n’est pas couché de Laurent Ruquier sur France 2, dont il avait entendu parler dans sa machine à expérience. Se confronter à lui, c’était le moyen pour Nozick d’attirer l’attention du public de 2022 sur une facette d’Anarchie, État et utopie qui n’était pas restée célèbre : sa critique de l’utilitarisme, justement.

S’il était évident pour beaucoup que son essai se comprenait comme une réponse à la théorie de la justice de John Rawls, pendant social-démocrate de Nozick, et si sa critique de l’anarchisme ressortait ne serait-ce que du titre de son œuvre maîtresse, sa réfutation de l’utilitarisme, moins connue, témoignait du fait non-négligeable que sa propre théorie posait le bonheur comme non-suffisant à l’homme. De manière plus générale encore, le fait de se sentir heureux, ou d’éprouver du plaisir, et à l’inverse, l’expérience subjective du malheur ou de la souffrance, ne lui semblaient pas une base pertinente pour une quelconque théorie morale ou politique. Son truc à lui, c’était les principes, qui avaient l’avantage d’être les mêmes pour tous. Nozick posait le droit à la préservation de sa propre personne, et par extension tous les autres droits négatifs, comme le point de départ de son éthique.

Illustration, Morgane Grosset

Voilà le point central qu’il voulait opposer à ce Caron pour le coincer dans ses raisonnements centrés sur la souffrance animale. Nozick citerait son propre texte : «Nous voulons faire certaines choses, et non nous contenter d’avoir l’expérience de les faire.» Sans quoi, ajouterait-il, nous entrerions dans la machine à expérience. Aussi, et dans le même ordre d’idées, Nozick insisterait sur le fait que l’être humain souhaite être un certain type de personne. Ainsi, il montrerait qu’il existe quelque chose par-delà l’expérience du bien-être et du bonheur. Si le bonheur était le vœu le plus cher de l’homme, Caron n’avait qu’à entrer dans la machine à expérience et ne plus en sortir, s’amusait à penser le libertarien, non sans une fine autodérision – lui-même, après tout, se trouvait dans la machine à expérience.

Mais le public parisien, éventuellement mondial, ne serait pas venu pour entendre ces deux messieurs se disputer autour de l’utilitarisme. L’époque des disputes par articles interposés avec Peter Singer, qui s’était fait connaître par la publication de son livre La Libération animale, paru un an après Anarchie, État et utopie, serait révolue depuis un certain temps. Non, les spectateurs se seraient déplacés dans la perspective de voir ces deux penseurs échanger leurs vues sur un thème à la mode : les droits des animaux. Les gens présents auraient plus en tête la défense des animaux par Caron que l’argumentaire qui la soutient. Et ils auraient retenu dans la presse que Nozick, bien qu’ultra-libéral aux yeux de son débatteur, était respecté par celui-ci, car il pensait lui aussi que «les animaux comptent pour quelque chose» – il l’avait écrit noir sur blanc dans son œuvre.

Voilà déjà que Nozick s’imaginait les gesticulations de l’auteur de NoSteak : «Vous ne pouvez quand même pas nous dire ce soir que vous vous en fichez qu’un bœuf ait peur quand on l’emmène à l’abattoir et qu’une oie ait mal quand on la gave pour en faire du foie gras ? Vous n’êtes pas sérieux !» Nozick lui dirait calmement que non, il ne s’en «fichait» pas. Mais que l’émotion et la réflexion étaient deux choses distinctes, sans quoi on n’aurait pas pris soin de créer deux mots différents (c’était le genre de remarques de philosophe dont il avait le secret, à la fois drôles… et banales – et donc vraies). Il dirait que l’expérience des animaux, aussi préoccupante soit-elle, n’était pas ce qui fondait l’immoralité de certains actes à leur encontre. Il l’avait montré avec la machine à expérience dans la première partie du débat. Comme Caron reprocherait à ce raisonnement un caractère trop abstrait, Nozick prendrait des chemins plus concrets pour asseoir son idée, paraphrasant son bouquin cinquantenaire :

«Si c’était bien le mal-être de ces bêtes qui était en cause, serait-on en droit d’en tuer autant qu’on voudra, et sans aucune autre raison que de les tuer, tant qu’on peut les remplacer immédiatement par d’autres bêtes, au moins aussi bien portantes que les premières ?»

Caron répondrait qu’il ne voit pas comment diable une telle situation pourrait survenir. Nozick répliquerait en déclarant qu’il suffit que cette situation soit possible. Il n’y a aucune nécessité logique, par exemple, à ce qu’un meurtre ait déjà eu lieu pour qu’on l’interdise. En tant que créateur et utilisateur de la machine à expérience, il en saurait d’ailleurs quelque chose, de ces mondes possibles – un beau contexte, soit dit en passant, pour défendre une éthique de vie basée sur la liberté et l’innovation. En attendant, les deux interlocuteurs reviendraient à leurs moutons en s’accordant sur le fait qu’il convient d’infliger le moins de souffrance possible aux êtres sensibles.

La fin du débat prendrait cependant un tour plus houleux quand Caron dévoilerait son anti-libéralisme forcené et donnerait l’impression de se soucier davantage de l’état de l’environnement et des poissons rouges que de la liberté des hommes. Ce serait alors l’occasion pour Robert Nozick de rappeler sa grande différence avec Aymeric Caron : lui a réfléchi sur notre rapport aux animaux précisément pour servir son propos sur l’être humain. Les droits naturels, pour lui, sont plus à même de fonder un humanisme que de simples impressions.

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