En complément de notre série «Libertés ? Parlons Cash» nous publions deux contributions d’experts libéraux sur la monnaie. Après la première partie sur l’histoire de la monnaie, la deuxième partie sur la concurrence des monnaies par Pascal Salin*.
Il est devenu habituel à notre époque de considérer que la production d’une monnaie est un attribut de la «souveraineté nationale», de telle sorte que l’on peut dire qu’il existe un principe absolu : «un pays, un État, une monnaie». Ceci implique qu’il existe dans presque chaque pays un monopole public provenant du fait que l’État oblige les résidents de son pays à utiliser la monnaie de ce pays pour leurs échanges entre eux. Il est d’ailleurs caractéristique que les promoteurs de l’intégration européenne aient considéré dès le début que celle-ci impliquait l’existence d’une monnaie européenne. En effet, ils considéraient que l’intégration économique impliquait nécessairement la mise en place d’une «super-nation» et, par conséquent, d’un «super-État» dont la souveraineté se manifesterait donc par la création d’une monnaie européenne, ce qui fut évidemment le cas avec l’euro. En réalité on devrait considérer bien au contraire que l’intégration économique implique la liberté des échanges dans tous les domaines et donc la concurrence. Comme l’avait souligné Friedrich Hayek, même si on considère que les systèmes monétaires relèvent de la souveraineté nationale, on aurait pu rapidement réaliser l’intégration monétaire en Europe tout simplement en autorisant les citoyens de tous les pays d’Europe à utiliser celles des monnaies nationales européennes qui auraient leur préférence, de telle sorte qu’il y aurait eu concurrence entre ces monnaies nationales publiques. Et l’on peut d’ailleurs imaginer que ce problème pourrait être considéré non seulement dans le cas d’une intégration économique entre pays – comme cela est le cas de l’intégration européenne – mais dans tous les pays du monde : si les résidents d’un pays n’étaient pas obligés d’utiliser la monnaie nationale, il y aurait concurrence entre toutes les monnaies du monde, bien qu’ils s’agissent de monnaies publiques, c’est-à-dire de monnaies dont les existences dépendent des décisions des institutions publiques nationales (en particulier les banques centrales).
Or, on le sait, la concurrence a en particulier le mérite d’inciter chaque producteur à essayer de faire mieux que les autres, ce qui est un important facteur d’innovation. Ceci aurait été vrai même pour des monnaies publiques : en effet les autorités publiques d’un État, qui auraient observé que leur monnaie nationale était de moins en moins désirée, par exemple par les citoyens européens, en auraient été vexées et elles auraient probablement essayé d’améliorer la qualité de leur monnaie. Une telle situation aurait été très souhaitable par rapport à la situation actuelle. En effet, dans le monde entier, le principe «un pays, un État, une monnaie» se traduit par l’existence d’un monopole étatique, en particulier sous la forme du cours forcé, c’est-à-dire l’obligation absolue pour les résidents d’un pays d’utiliser uniquement la monnaie nationale pour effectuer des échanges entre résidents d’un même pays (alors qu’on est évidemment obligé d’accepter l’utilisation d’une autre monnaie lorsqu’un échange a lieu avec un résident étranger). Le monopole est toujours mauvais, mais on peut même dire que seuls les monopoles publics sont de vrais monopoles car ils reposent sur l’existence d’une contrainte légale qui interdit la concurrence. Par contre, un prétendu monopole privé, c’est-à-dire un producteur dont les produits représentent la totalité – ou presque la totalité – d’un marché spécifique (éventuellement défini de manière arbitraire) détient très probablement cette position du fait de ses capacités d’innovation qui l’ont conduit à proposer un bien nouveau qui satisfait les clients et sa position dite monopolistique est en fait toujours menacée[1]. Or l’existence des monopoles monétaires illustre bien l’idée légitime selon laquelle les monopoles conduisent presque nécessairement à un «super-profit». Il existe en effet des exemples absolument innombrables de situations où il a existé des taux d’inflation considérables ; ceux-ci ont été coûteux pour ceux qui étaient obligés d’utiliser des monnaies inflationnistes, mais ils ont rapporté aux États correspondants ce que l’on peut appeler un «impôt d’inflation».
Comme on le sait, c’est aussi Frédéric Hayek qui a relancé l’idée selon laquelle il était justifié d’accepter la concurrence de monnaies privées. Il ne faut d’ailleurs pas oublier que la monnaie a essentiellement été d’origine privée tout au long de l’Histoire jusqu’à ce que les monopoles publics apparaissent, en particulier au XXe siècle. Évidemment, tous ceux qui restent convaincus que la monnaie est un attribut de la souveraineté nationale ne sont pas prêts à accepter la concurrence avec des monnaies privées dans le domaine monétaire. Mais ce qui est remarquable, c’est que cette concurrence dans le domaine monétaire est apparue au cours d’une période récente, avec les crypto-monnaies, sans qu’il ait d’ailleurs été nécessaire de l’autoriser à partir de législations nationales. S’il était encore en vie, Friedrich Hayek serait certainement émerveillé par cette application pratique des idées qu’il a développées.
Il convient évidemment d’être favorable à ce développement de la concurrence dans le domaine monétaire puisqu’il ne peut y avoir aucune raison de penser que la concurrence – dont les effets positifs devraient être unanimement reconnus – ne serait pas justifiée dans le cas spécifique des monnaies. Mais on comprend évidemment que cette concurrence puisse être mise en cause par les gouvernements car elle les prive des privilèges exceptionnels dus à leurs monopoles monétaires. On peut en trouver un exemple, en particulier, avec la politique récente dite de «quantitative easing» («assouplissement quantitatif») qui conduit une banque centrale à acheter des quantités considérables de bons du Trésor, éventuellement avec des taux d’intérêt nuls ou même négatifs. Il en résulte évidemment pour les gouvernements une forte incitation à pratiquer des déficits budgétaires.
Mais il n’est pas inutile par ailleurs d’essayer d’apprécier la concurrence monétaire telle qu’elle se développe. Pour cela, il convient évidemment de rechercher dans quelle mesure la concurrence peut satisfaire les besoins des individus, ce qui implique de se référer au rôle de la monnaie. On peut alors utiliser la définition qui nous semble préférable, à savoir que la monnaie est un pouvoir d’achat généralisé, c’est-à-dire qu’elle est échangeable à tout moment auprès de n’importe qui et contre n’importe quoi. On trouve dans l’Histoire bien des exemples de monnaies correspondant à cette définition. Tel était le cas des monnaies métalliques qui constituaient directement un pouvoir d’achat matériel. Mais il en était ainsi, par exemple, des monnaies fiduciaires qui bénéficiaient d’une garantie de convertibilité à prix fixe de la part des émetteurs de ces unités monétaires, par exemple contre de l’or ou de l’argent. Malheureusement les banques centrales ont pris le monopole de la garantie de convertibilité, mais elles n’ont en fait pas respecté ces promesses de convertibilité. Il en résulte que les monnaies actuelles n’ont pas de définition précise : on considère comme monnaie un billet ou un dépôt portant l’intitulé d’une monnaie nationale, mais rien ne garantit le pouvoir d’achat des unités monétaires modernes, ce qui est assez étonnant et critiquable.
La concurrence des monnaies privées peut donc être efficace si ces monnaies sont définies et produites de manière telle que leur pouvoir d’achat peut être considéré comme stable dans le temps ou même en augmentation. Deux techniques sont possibles pour cela. L’une d’entre elles consiste évidemment à donner à une monnaie une garantie de convertibilité à prix constant contre un bien matériel ou un ensemble de biens matériels. Tel est le cas de certaines crypto-monnaies (par exemple le bilur dont la valeur est gagée sur des stocks de pétrole).
Mais il existe une autre technique pour garantir le maintien d’un niveau de pouvoir d’achat satisfaisant, à savoir de décider de manière crédible l’existence d’une quantité limitée d’unités monétaires. Tel est le cas du bitcoin pour lequel on considère comme crédible la promesse selon laquelle aucune unité monétaire supplémentaire ne sera créée à partir du moment où le maximum annoncé lors du lancement du bitcoin aura été atteint. Dans ce cas, si l’utilisation du bitcoin augmente et donc la demande d’unités monétaires, la valeur réelle de chaque unité augmente puisque la quantité est limitée. Cela signifie donc que le pouvoir d’achat de chaque unité monétaire augmente dans le temps et que cette monnaie est désirable. Il y a d’ailleurs de ce point de vue un cercle vertueux important : s’il est vrai que le pouvoir d’achat de cette monnaie augmente constamment, la demande pour cette monnaie augmente également et il en résulte une plus grande augmentation du pouvoir d’achat de la monnaie. On peut considérer cette méthode comme efficace et souhaitable, mais il faut tout de même reconnaître qu’elle est dotée d’une certaine incertitude car il est difficile de prévoir à l’avance si la demande de cette monnaie augmentera et à quel rythme et l’on peut même craindre au contraire que la demande diminue et que son pouvoir d’achat diminue. On peut cependant souligner au passage qu’on appelle déflation une situation où les prix des biens en termes d’une monnaie diminuent (ce qui signifie évidemment une augmentation du prix de cette monnaie en termes de biens). Or la déflation est considérée à tort pour les monnaies nationales existantes comme une menace qu’il faut éviter, parce qu’on fait l’erreur de confondre déflation et dépression économique. C’est pourquoi, par exemple, la Banque centrale européenne a officiellement pour objectif d’obtenir un taux d’inflation proche de 2%, ce que l’on devrait considérer comme absolument contestable et absurde (cela correspond à une perte de pouvoir d’achat de la monnaie de 2%, ce qu’on peut appeler un taux d’intérêt sur la monnaie négatif de 2 %). Mais on pourrait appeler déflation la situation où le pouvoir d’achat d’une monnaie telle que le bitcoin augmente, ce qui est très souhaitable.
À titre d’exemple, compte tenu des remarques précédentes, on peut évoquer le fonctionnement d’une monnaie privée, le libra, qui a été lancée par Facebook.
Cette monnaie présentait des aspects positifs et tout d’abord le fait qu’elle bénéficiait au départ d’un marché éventuellement considérable, puisque Facebook est utilisé par un nombre considérable de personnes dans le monde entier. Et par ailleurs, elle pouvait faciliter les échanges internationaux puisque l’utilisation d’une même monnaie dans le monde entier évite d’avoir à effectuer des opérations de change, coûteuses et incertaines. Mais le libra possédait par ailleurs une caractéristique que l’on peut considérer comme contestable. En effet, cette monnaie était censée bénéficier d’une garantie de convertibilité à prix fixe contre un panier de monnaies nationales parmi les plus utilisées. Mais on peut trouver précisément étrange de vouloir concurrencer les monnaies nationales en proposant une garantie de convertibilité avec elles. Si ces monnaies nationales sont inflationnistes et si elles ont une valeur très incertaine, les mêmes caractéristiques s’imposent à une monnaie comme le libra. Par ailleurs, la garantie de convertibilité était censée résulter de l’existence d’un fonds de réserve composé de différents actifs et déterminé de manière discrétionnaire par un certain nombre d’entreprises collaborant pour cela avec Facebook. L’avenir du libra était donc incertain, mais cela n’a évidemment pas empêché les autorités publiques de nombreux pays d’envisager l’interdiction de l’usage de cette monnaie (et éventuellement d’autres monnaies privées). Il en est résulté que Facebook a dû mettre fin à l’existence du libra en décembre 2020, tout en envisageant tout de même de le remplacer par une autre monnaie privée, le diem.
Comme nous l’avons rappelé, l’existence de monnaies nationales publiques bénéficie aux gouvernements et ils sont donc tentés d’imposer leurs monopoles monétaires. Les producteurs de monnaies privées, pour leur part, n’ont pas la possibilité de recourir à la contrainte. Il serait souhaitable que l’opinion publique, partout dans le monde, se déclare en faveur d’une véritable concurrence dans le domaine monétaire (ce qui impliquerait par exemple qu’on ait le droit de payer ses impôts avec la monnaie que l’on préférerait utiliser). Il y aurait alors une sélection des monnaies les plus aptes à satisfaire tous les citoyens du monde. On doit malheureusement considérer comme peu probable une telle situation.
Pascal Salin est économiste, professeur émérite à l’Université Paris-Dauphine et ancien président de la société du Mont-Pèlerin. Spécialiste du libéralisme et de la théorie monétaire, il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la question. Il a notamment préfacé la traduction française du livre de Friedrich Hayek «Pour une concurrence des monnaies».
[1] C’est d’ailleurs pourquoi nous définissons la concurrence comme étant une situation où il y a liberté d’entrer sur un marché (quel que soit le nombre de producteurs sur ce marché), tandis qu’un monopole se définit par l’absence de liberté d’entrer sur un marché (ce qui est évidemment le cas d’un monopole public). On peut se reporter à ce sujet à notre ouvrage, Concurrence et liberté des échanges, éditions Libréchange, 2014.