En complément de notre série «Libertés ? Parlons Cash», nous publions deux contributions d’experts libéraux sur la monnaie. Première partie sur l’histoire de la monnaie par Jean-Marc Daniel.
Ce qui frappe quand on aborde l’histoire de la monnaie, c’est qu’assez curieusement, les économistes sont incapables de la définir. Pour la caractériser, ils sont obligés de lui donner des fonctions qui l’associent en pratique à l’émergence d’un système de prix.
Ces fonctions sont au nombre de trois :
- permettre l’échange de façon pratique, le troc étant peu commode ;
- permettre l’attribution d’un prix à chaque bien ;
- permettre la conservation dans le temps du pouvoir d’achat, c’est-à-dire la préservation sur le long terme de la valeur des choses, fonction qu’elle partage avec l’épargne.
Les qualités de la monnaie ainsi posées, les économistes s’intéressent à sa quantité. Celle-ci repose sur le mécanisme de création/destruction monétaire, mécanisme qui dépend largement de l’objet retenu pour assumer les fonctions de la monnaie.
L’histoire a connu parmi ces objets des outils monétaires très divers. Certains se sont révélés particulièrement efficaces alors qu’a priori, rien ne les prédestinait à jouer un tel rôle. Un exemple célèbre est ce qui s’est passé en Allemagne après 1945. La perte de confiance dans les billets émis par ce qui restait d’autorités publiques avait conduit la population à adopter comme monnaie les cigarettes américaines. Cette monnaie a souvent été théorisée comme une des plus remarquables de l’histoire. En effet, quand il y avait trop de monnaie en circulation, ce qui provoquait un début d’inflation, les détenteurs de monnaie …la fumaient ! En revanche, quand elle commençait à manquer, les Allemands se disciplinaient et fumaient moins. Une question turlupinait les autorités d’occupation américaines : comment les Allemands se procuraient-ils les cigarettes en question ? En fait, c’est grâce à des excédents commerciaux que les Allemands réalisaient sur les troupes présentes en Allemagne que les cigarettes entraient en leur possession. Or, ces excédents commerciaux étaient le fruit quasi-exclusif de la prostitution… Cela incita l’État-major américain à procéder rapidement à une réforme monétaire pour éliminer les cigarettes car adopter comme outil monétaire une drogue – le tabac – dont l’introduction dans la société reposait sur une activité criminelle – la prostitution – avait été jugé peu convenable à Washington …
Cette anecdote permet de constater que les propriétés physiques et le statut social de l’objet utilisé comme monnaie en conditionnent le rôle économique. Il se trouve que pendant des siècles, cet objet a été essentiellement de l’or.
C’est ainsi qu’à partir de la décision, au VIe siècle avant J.-C., de Crésus, roi de Lydie en Asie Mineure, de faire des pièces d’or sa monnaie, décision qui lui a valu la réputation d’être immensément riche, la monnaie et la politique monétaire ont relevé autant de la métallurgie et de la technique minière que de l’analyse financière.
La première caractéristique de l’or est qu’il est assez difficile à obtenir. À part les moments où on découvre un gisement, ou ceux où un pays réussit à en rançonner un autre, sa quantité sur un territoire donné évolue peu, voire pas du tout. Dans l’histoire, la monnaie-or a assez souvent manqué, maintenant une pression à la baisse des prix. Les particuliers se sont adaptés, ajoutant à l’utilisation des métaux précieux l’économie de troc et les innovations financières. Les souverains ont essayé de ruser. Ils se firent mercantilistes, c’est-à-dire promoteurs du développement des exportations pour capter une partie des stocks d’or et d’argent de leurs clients ; ils se firent guerriers pour s’emparer du Trésor de leurs voisins ; ils se firent métallurgistes en modifiant les teneurs en métal des pièces ; ils donnèrent le statut de monnaie à de nouveaux métaux, accroissant la masse monétaire mais suscitant la méfiance et la vindicte des foules.
Nous pourrions multiplier les exemples de ces dirigeants qui ont manipulé la monnaie et que l’histoire a voués aux gémonies. Souvenons-nous, par exemple, du roi de France Philippe IV le Bel, célèbre pour avoir réduit la quantité de métal contenue dans chaque pièce et qualifié de « faux-monnayeur » par Dante. La haine suscitée par son règne fut telle que son fils et héritier Louis X fit pendre le 30 avril 1315 Enguerrand de Marigny, qui avait joué auprès de lui le rôle d’un ministre des Finances. En revanche, Charles V, désireux de consolider son pouvoir face aux Anglais pendant la guerre de Cent ans, choisit de suivre les conseils de Nicolas Oresme, auteur en 1355 d’un Traité de la monnaie dans lequel il défend la stabilité monétaire :
Le cours et le prix des monnaies doivent être au royaume comme une loi et une ferme ordonnance, qui nullement ne se doit ni muer ni changer.
Plus tard, au XVIIe siècle, le manque de monnaie débouche sur la rapine généralisée et des guerres à répétition où le vainqueur importe de l’inflation et le vaincu sombre dans la déflation. L’idée naît alors qu’il est nécessaire de changer la nature de la monnaie et les règles de sa création.
Quand le banquier se substitue à l’orpailleur
C’est la seconde caractéristique de l’or qui va favoriser ce changement, à savoir son poids. Même en faible quantité, l’or est difficile à manier car il est lourd. Le développement des échanges s’en est trouvé freiné si bien que le monde du commerce a cherché à contourner ce handicap. Cela l’a conduit à utiliser, lors de ses déplacements, des billets à ordre. Ceux-ci pouvaient être échangés contre de l’or en tout lieu bénéficiant de la présence d’une agence bancaire. Tandis que le Prince «bat monnaie», c’est-à-dire fabrique des pièces, la banque entretient un réseau où elle reçoit ces pièces sous forme de dépôts et met simultanément en circulation des billets convertibles en or.
De façon très pragmatique, la banque s’est convaincue qu’il était absurde de laisser inactif l’or accumulé dans ses caisses.
Supposons ainsi qu’une banque reçoive 100 en or. Elle émet ipso facto l’équivalent sous forme de billets. Puis, sur les 100 qui se retrouvent dans ses coffres, elle décide d’en prêter 80. L’emprunteur, pour des raisons de commodité qui étaient déjà celles du premier déposant, lui rapporte cet or et lui demande des billets. Il y a dès lors toujours 100 en or dans les caisses de la banque mais elle a mis en circulation l’équivalent de 180 en billets. La banque recommence à prêter une partie de l’or – disons 60 – qui, selon le même schéma, lui revient instantanément. Au final, la banque reprête l’or successivement à diverses personnes, opérant simplement pour des raisons de sécurité une réfaction sur la quantité prêtée. Elle reprête chaque fois γ fois la somme qu’on lui a rapportée, γ étant inférieur à 1.
La quantité de billets mise en circulation est :
100 x (1 + γ + γ 2 + …+ γ n + …) soit 100/ (1 – γ)
Les banques créent de la monnaie fiduciaire selon le schéma :
Dépôt ——— Crédit ——— Dépôt
La masse monétaire est la somme de tous les équivalents-or que les banques ont mis en circulation, de tous les engagements de fournir de l’or qu’elles ont pris. Cet ensemble d’engagements est inscrit à leur passif, si bien que, pour calculer la masse monétaire, on additionne ces passifs, nets des fonds propres. La création de monnaie est limitée par deux éléments : le stock d’or et le montant de γ, qui dépend de ce que l’on appelle «les règles prudentielles». Ces règles sont issues soit de l’expérience des banques et de l’image de sérieux et de rigueur qu’elles tiennent à conserver, soit de décisions prises par les pouvoirs publics. En théorie la quantité de monnaie peut néanmoins tendre vers l’infini : il suffit d’assouplir les règles prudentielles au point de laisser γ tendre vers 1.
La disparition de la circulation physique de l’or va inspirer une idée simple mais radicale qui est de l’éliminer du système.
Quand l’or disparaît
Cette élimination a eu lieu dans les années 1970.
Le 15 août 1971, le président des États-Unis Richard Nixon suspend à titre provisoire la convertibilité-or du dollar. En janvier 1976, au sommet du FMI de Kingston en Jamaïque, les Américains font de ce provisoire la nouvelle règle du jeu : l’or disparaît du système monétaire tandis que les changes deviennent flottants.
Cela ne remet pas en cause les pratiques bancaires. Les banques continuent à créer de la monnaie selon le mécanisme du crédit mais sans l’adosser à un dépôt initial.
La séquence de la création monétaire devient alors :
Crédit ——— Dépôt ——— Crédit
Ce que résume la formule : «les crédits font les dépôts» (soit en anglais, «loans make deposits»).
Dès lors, qu’est ce qui limite les banques dans l’attribution de crédits ?
A priori, rien !
Certains s’en sont d’ailleurs inquiétés. En 1998, Maurice Allais, prix Nobel d’économie de1988, dénonçait cette absence de limites :
De tout temps, on a pu parler des «miracles du crédit». Pour les bénéficiaires du crédit, il y a effectivement quelque chose de miraculeux dans le mécanisme du crédit puisqu’il permet de créer ex nihilo un pouvoir d’achat effectif qui s’exerce sur le marché, sans que ce pouvoir d’achat puisse être considéré comme la rémunération d’un service rendu.
Cependant, autant la mobilisation d’«épargnes vraies» par les banques pour leur permettre de financer des investissements productifs est fondamentalement utile, autant la création de «faux droits» par la création monétaire est fondamentalement nocive.
Et il n’est pas le seul à avoir exprimé des réserves sur les «miracles du crédit». Dans un entretien de février 2017, Alan Greenspan, l’ancien président de la Réserve fédérale américaine, revenant sur la crise de 2009, militait pour le retour de l’or : «Dans un régime d’étalon-or, nous ne nous serions jamais retrouvés dans la situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui.»
Si ce retour paraît improbable, il n’en reste pas moins que le laxisme monétaire ambiant permis par le passage à une monnaie de crédit commence à effrayer la population, préfigurant une nécessaire remise en ordre monétaire.
Jean-Marc Daniel est économiste, professeur émérite à l’ESCP Europe et directeur de rédaction de la revue Sociétal. Il est également chroniqueur aux Échos et sur BFM Business. Il est l’auteur de plusieurs livres dont «Il était une fois… l’argent magique – Conte et mécomptes pour adultes».