Dans cette série – Passeport pour la liberté – Nicolas Jutzet part sur le chemin de la liberté, à la découverte des alternatives aux États modernes. Dans le huitième épisode, nous nous intéressons au Free State Project, qui souhaite installer une «colonie» libérale au New Hampshire, petit État du nord-est des États-Unis.
Jason Sorens. Ce nom ne vous dit rien ? Pourtant, il devrait ! Alors doctorant en science politique, à l’Université de Yale, il se fait un nom au début du vingt-et-unième siècle, avec une idée qui marquera durablement les milieux libéraux. Celle de créer une «colonie libertarienne» dans son pays. Les libertariens sont un autre terme pour ceux que nous appelons en Europe des «libéraux classiques». En anglais, le terme «liberal» est devenu synonyme de «progressiste» et qualifie des personnes qui croient que l’État doit émanciper les individus. Libertarien est donc devenu le nouveau terme pour définir ceux qui s’engagent pour les libertés politiques et économiques des individus, et qui souhaitent réduire le poids de l’État dans la vie de la population. Jason Sorens en fait partie. Son manifeste fondateur, publié en juillet 2001 commence par un constat cinglant : «Les militants libertariens doivent faire face à une triste réalité : notre approche ne marche pas. La politique partisane a clairement échoué : les candidats libertariens à l’élection présidentielle ne parviennent jamais à franchir la barre des 1 %. Aucun candidat libertarien n’a jamais été élu à un mandat fédéral. Quelle est la probabilité qu’un candidat libertarien à la présidence obtienne ne serait-ce que 5 % des voix dans les 20 prochaines années ? Pratiquement aucune ; je serais prêt à parier gros là-dessus. Et qu’en est-il des chances que les libertariens prennent le contrôle de la présidence, du Congrès et de la Cour suprême et mettent en œuvre l’ensemble de leur programme ? Il faudrait être complètement fou pour considérer sérieusement cette possibilité tant que le système politique des États-Unis existe sous sa forme actuelle». L’histoire confirmera son analyse, la politique politicienne et le bipartisme tendent à marginaliser les défenseurs de la liberté. Une autre stratégie s’impose.que.
À ce stade, le lecteur se demande peut-être pourquoi Jason Sorens dénonce l’illibéralisme d’un pays qui est parfois présenté comme le pays de la liberté et de l’aventure au reste du monde. Tout simplement car en dehors des clichés qui sont sans doute avant tout des restes de la guerre idéologique qui opposait deux grandes puissances durant la guerre froide, les USA sont loin d’être un pays libéral. C’est un pays largement corporatiste, gangrené par le bipartisme et une centralisation rampante. Réalité évoquée par Thomas Philippon dans The Great Reversal. How America Gave Up on Free Markets, qui démontre qu’aujourd’hui la libre concurrence est plus efficace en Europe qu’aux États-Unis, car d’importants monopoles entraînant concentration des rentes et perte de pouvoir d’achat des consommateurs se sont multipliés aux USA.
Mais revenons-en à Jason Sorens et son bilan. Face à l’échec de l’approche libertarienne, Sorens énumère une liste de stratégies dans son manifeste pour faire face et rendre l’émergence d’une alternative libérale possible : «On pourrait par exemple renoncer aux services étatiques et vivre reclus. Le problème de ces stratégies est que : 1) elles sont à petite échelle et peu susceptibles de faire une différence notable ; 2) les projets les plus radicaux exigent d’abandonner famille et amis et de mener un style de vie de loup solitaire ; 3) s’abstenir d’utiliser les services gouvernementaux dans de nombreux cas nous fait du tort (financièrement) et les aide, en rendant moins coûteux pour eux de fournir des services gouvernementaux. Une autre solution serait de rejoindre des projets libéraux à l’étranger, ou de créer des îles flottantes. Mais ici également, il faudrait abandonner sa famille et son milieu culturel, pour rejoindre un pays lointain, sans garanties». Ce sont des stratégies qui demandent trop de sacrifices. Alors Jason Sorens imagine une autre voie. Celle d’un paradis libéral dans son pays de naissance, les USA. L’idée est de peupler un ou plusieurs États, puis de prendre de l’influence politique et réduire la taille du gouvernement. Jason Sorens se lance dans un plaidoyer: «Ce que je propose, c’est un projet d’État libre, dans lequel des personnes de tous bords (libertariens, anarcho-capitalistes, pacifistes, et même des personnes qui se disent simplement libérales ou conservatrices – la seule exigence est que vous vous engagiez à travailler pour réduire le gouvernement aux fonctions minimales de protection de la vie, de la liberté et de la propriété) s’installent et prennent le contrôle pacifiquement, via les urnes, de l’État. Une fois que nous aurons pris le contrôle du gouvernement de l’État, nous pourrons réduire les budgets des collectivités locales et de l’État, qui représentent une part importante du fardeau fiscal et réglementaire auquel nous sommes confrontés chaque jour. De plus, nous pourrons éliminer une grande partie de l’interférence fédérale en refusant de recevoir des fonds pour les autoroutes et les contraintes qui y sont liées. Une fois que nous aurons accompli ces choses, nous pourrons négocier avec le gouvernement américain pour réduire le rôle de ce dernier dans notre État. Nous pouvons utiliser la menace de la sécession comme levier pour y parvenir». En somme, une révolution pacifique, mais une révolution quand même !
Le mouvement prend. Un certain engouement est palpable. En 2003, le Free State Project atteint le chiffre de 5’000 personnes qui s’engagent à rejoindre le futur État de la liberté. Ce seuil enclenche un vote, pour choisir quel sera l’État dans lequel le mouvement migrera une fois qu’il aura franchi l’étape suivante, celle de réunir le soutien de 20’000 signataires. Le New Hampshire, petit État du nord-est du pays, est désigné. Sa devise officielle «Live Free or Die» («Vivre libre ou mourir») semblait le prédestiner à accueillir une colonie libertarienne… En février 2016, le Free State Project atteint le cap des 20’000 signataires. Ce qui engendre la «fin du début de l’aventure» selon les mots de Sorens. Désormais on entre dans la phase active, les signataires ont cinq ans pour rejoindre le New Hampshire. Toute personne qui tiendra sa promesse deviendra officiellement un Free Stater. Vu les enjeux d’un changement d’État, il semble toutefois illusoire que l’ensemble des signataires rejoignent bien le Free State Project, comme ils l’ont promis. Sorens et les autres en sont conscients.
Grafton, la liberté et les ours
Dans A Libertarian Walks into a Bear: The Utopian Plot to Liberate an American Town (and Some Bears), Matthew Hongoltz-Hetling raconte une drôle d’aventure qui peut être analysée comme une version miniature («the Free Town Project») et un peu loufoque du Free State Project, qui lui est bien mieux organisé et ambitieux. Son livre présente l’histoire de Grafton, une ville également située dans l’État du New Hampshire. Elle est choisie en 2004 par quelques libertariens car, comme l’explique Jeremy Stubbs «la ville a une tradition d’évitement fiscal et ses institutions municipales se limitent essentiellement à une bibliothèque et une caserne de pompiers. Il n’y a que 800 électeurs inscrits et le nombre de policiers varie entre un et deux. En plus, il y a beaucoup de terrains libres et un des quatre pionniers en achète en quantité pour permettre à des libertariens désargentés de s’y établir. Entre 2004 et 2009, un certain nombre répondent à l’appel, peut-être jusqu’à 200, suffisamment pour exercer une influence sur les décisions locales». Malheureusement le projet tourne au fiasco. Dans cette région, on retrouve pas mal d’ours. Or une partie des nouveaux arrivants sont allés s’installer dans la forêt pour vivre en quasi autarcie, ce qui attire les ours, qui se nourrissent notamment d’ordures laissées par les humains. Les agressions se multiplient et discréditent l’engagement des libertariens auprès du reste des habitants du lieu, qui se sentent en danger. Matthew Hongoltz-Hetling rapporte également plusieurs problèmes en lien avec des incendies qui dégénèrent à cause de l’incompétence des pompiers devenus bénévoles, après la suppression des fonds étatiques des professionnels. Cette histoire burlesque relève de l’anecdote plus drôle qu’autre chose avec le recul, mais elle montre certaines difficultés qui peuvent apparaître au moment de se débarrasser d’un État. La phase transitoire entre un État inefficace et omnipotent vers des services privés fonctionnels n’est pas toute simple. endroits du monde.
Porcupine Freedom Festival, le festival de la liberté
De son côté le Free State Project fait son chemin. Si son influence sur place est encore faible et loin d’être une «colonie» réelle, ses partisans se retrouvent chaque année pour le Porcupine Freedom Festival, qui est l’événement phare du Free State Project. À défaut de vous y installer, vous pourrez y rencontrer des Free Stater. En général, il réunit un peu plus de mille personnes, qui profitent de l’occasion pour en apprendre plus sur le projet ou faire la connaissance d’autres individus qui partagent leur philosophie de vie. L’édition 2021 fut celle de tous les records, en pleine pandémie, les 2’500 tickets sont partis. De bon augure pour la suite ?
Une vingtaine d’années après le lancement de l’idée, 2022 est une année de bilan. Le moment d’analyser les réussites et les difficultés de ces deux dernières décennies. Ainsi que de définir les objectifs pour les années à venir. À ce jour, un peu plus de 6’000 Free Stater se sont installés au New Hampshire. Même s’il reconnaît qu’il reste énormément à faire et qu’il faudrait au moins deux mille personnes de plus pour aider à passer à l’étape suivante, Jason Sorens se montre plutôt satisfait de l’évolution du Free State Project : «Aujourd’hui, je pense que le New Hampshire est l’État le plus libre des États-Unis, et je doute fort qu’il le serait si le Free State Project avait choisi une autre destination». Avec le recul, il avoue toutefois qu’il ferait certaines choses différemment. Comme le fait d’avoir accordé une place si importante à l’idée d’une sécession dans son manifeste en 2001, thème émotionnel, qui aura concentré les critiques contre le Free State Project, alors qu’il ne s’agissait pas d’un point central du concept. Le plus important c’est de s’établir dans un État et de gagner en importance politique. Cette tâche est déjà assez complexe à elle seule. La sécession viendrait au mieux dans un second temps. Sorens s’est retiré des instances dirigeantes du Free State Project, mais pense que la priorité devrait être d’accompagner les libertariens déjà présents dans le New Hampshire. Confiant, il pense que «les gens continueront à les rejoindre quand ils verront tout ce que nous accomplissons».