Dans cette série, nous sommes en 2035, les États-Unis sont devenus une dystopie dans laquelle les libertés se sont peu à peu éteintes. Voici une rétrospective sur deux décennies de déclin. Second épisode : «De l’Amérique de la liberté individuelle à l’Amérique de l’éthique altruiste-collectiviste». Une série de Matthieu Creson.
Nous sommes en 2035 aux États-Unis. Les élections présidentielles de 2024, 2028 et 2032 ont été remportées par des Démocrates acquis aux idées de la nouvelle gauche américaine. Le mouvement MAGA (Make America Great Again), que Trump aura incarné durant les quatre ans de sa présidence, semble définitivement enterré, malgré les tentatives faites par certains Républicains (de plus en plus marginaux au sein même du Parti) en vue de le faire perdurer.
1980-2035 : de la révolution reaganienne à la contre-révolution «progressiste»
Ce n’est pas seulement les acquis de la présidence Trump qui ont ainsi été détricotés par les Démocrates qui se sont succédé au pouvoir, mais aussi une large part de l’héritage de la «révolution reaganienne». Du reste, Trump n’est pas le premier homme politique américain à avoir revendiqué le slogan MAGA : lors de son discours durant la fête du travail (Labor Day) de 1980, Reagan déclarait en effet : «This country needs a new administration that will give that dream new life, and make America great again» («Ce pays a besoin d’une nouvelle administration qui donnera une nouvelle vie à ce rêve, et redonnera sa grandeur à l’Amérique»). Les cinquante dernières années qui se sont écoulées aux États-Unis peuvent ainsi être vues comme la période durant laquelle se fit d’abord jour une révolution foncièrement libérale, assise sur le retour aux valeurs fondamentales de l’Amérique – la «révolution reaganienne» -, suivie d’une contre-révolution illibérale, commencée sous Obama en 2008, et qui en est l’exacte antithèse. Plus largement, on peut interpréter cette contre-révolution comme la continuation de la politique du Big Government jadis mise en œuvre par F. D. Roosevelt, avant qu’elle ne soit reprise par Kennedy et Johnson.
Sortis de la guerre froide contre l’ex-Union soviétique comme seule superpuissance à l’échelle mondiale, aimés mais aussi jalousés voire parfois détestés par certains de leurs alliés durant la décennie qui suivit la chute du Mur de Berlin, les États-Unis ont continué depuis 2020 à voir leur puissance (économique, militaire) s’amoindrir, considérant toujours davantage leur passé comme celui d’une puissance coloniale source d’oppression dans le monde, et allant jusqu’à douter de leurs valeurs fondatrices et de leur propre «exceptionnalisme» dans l’histoire des sociétés humaines. Le politiquement correct ou «PC» a continué de gagner des pans de plus en plus larges de la société, ne se limitant désormais plus aux seuls milieux de l’université et des médias. Ses prémisses – l’homme blanc occidental capitaliste comme principal facteur d’oppression des minorités, l’Amérique comme source première de l’appauvrissement de ce que l’on nommait jadis le tiers-monde – ont été de plus en plus intériorisées par l’ensemble de la population, notamment par une jeunesse à qui l’on a largement répété depuis une quinzaine d’années que les États-Unis furent en réalité fondés sur le racisme et l’esclavage. (Voir mon article précédent).
Au demeurant, notre acceptation grandissante des prémisses du politiquement correct s’explique peut-être notamment par le fait que le regain d’intérêt pour les valeurs individuelles, au moment de la chute des régimes communistes, vers la fin des années 80 et le début des années 90, a peu à peu cédé la place à une réhabilitation en sens contraire des principes «altruistes-collectivistes», pour recourir au vocabulaire d’Ayn Rand, figure d’ailleurs détestée de l’ultragauche américaine. Le «PC» peut ainsi se concevoir comme la dernière manifestation en date de ce qu’Ayn Rand appelait l’éthique altruiste-collectiviste, laquelle n’est ni plus ni moins qu’une négation des principes de la Révolution américaine, comme on tentera de le montrer. («L’altruisme, écrivait ainsi Ayn Rand dans The Objectivist Newsletter en avril 1963, est incompatible avec la liberté, le capitalisme et les droits individuels» – voir Ayn Rand, La Vertu d’égoïsme, Paris, Les Belles Lettres, 2011, p. 112.) Rappelons que par «altruisme», Ayn Rand n’entendait nullement la fraternité, valeur dont l’individu peut librement et volontairement faire preuve dans son comportement s’il le souhaite, mais l’éthique faisant de l’être humain un «animal sacrificiel», n’ayant d’autre but dans la vie que de servir les autres et la collectivité. Ce que la situation de l’Amérique de 2035 révèle donc peut-être avant toute chose, c’est que l’Amérique telle qu’elle fut entre sa fondation et la mise en place du Welfare State sous F. D. Roosevelt n’existe plus vraiment, malgré les tentatives engagées respectivement par Reagan puis Trump pour revenir à un modèle de société davantage en adéquation avec les principes fondamentaux de protection de la liberté individuelle et de respect de la propriété privée.
De l’Amérique de la liberté individuelle à l’Amérique de l’éthique altruiste-collectiviste
Pour Ayn Rand, on peut légitimement parler d’un «exceptionnalisme» américain pour caractériser les 150 premières années environ de l’histoire de l’Amérique. Pour la première fois dans l’histoire des sociétés humaines, on voyait en effet les fondateurs d’un nouveau pays entreprendre de circonscrire institutionnellement la place de l’État, dont le rôle consistait désormais explicitement à garantir le respect des droits des individus. L’Amérique fut donc initialement pour Ayn Rand un pays dont le fonctionnement reposait sur l’éthique des droits individuels, ce qui plaçait ce pays clairement à part dans l’histoire de l’humanité. «Les éthiques dominantes dans l’histoire de l’humanité, écrit-elle, furent des variantes de la doctrine altruiste-collectiviste, qui subordonnait l’individu à une certaine autorité supérieure, soit mystique, soit sociale. En conséquence, la plupart des systèmes politiques furent des variantes de la même tyrannie étatique, différant seulement quant au degré mais non quant au principe fondamental» (p. 106).
Dans les systèmes politiques reposant sur l’éthique altruiste-collectiviste, l’être humain n’est nullement considéré comme une fin en soi, mais comme un simple moyen au service d’une fin prétendument plus grande, à savoir la société tout entière. L’individu ne s’appartient pas vraiment à lui-même dans ces sociétés-là, et il est même souvent considéré au contraire comme la propriété de la collectivité, nous dit Ayn Rand. En Amérique, les droits ont au contraire été initialement déclarés inaliénables, dans le sens où on les considérait comme ne pouvant appartenir qu’aux individus, le pouvoir étatique n’ayant pas la possibilité de les leur retirer, fût-ce provisoirement. Les Démocrates de 2035 ont une conception des «droits» tout autre que celle qu’en avaient les fondateurs : pour eux, en effet, les droits ne préexistent nullement à la société, celle-ci étant à leurs yeux la seule source réelle et légitime de ces mêmes droits.
Se drapant dans leur prétendue vertu «démocratique», consistant à vouloir attribuer à tous les individus les mêmes «droits» – principe noble en apparence – les Démocrates de 2035 continuent ainsi de voir la société comme une immense machine à produire toujours plus de nouveaux droits, dans un souci constamment affiché par eux d’assurer partout la «justice sociale» et de corriger autoritairement toute inégalité jugée indigne par eux. Ce faisant, ils s’inscrivent en fait dans l’héritage de F. D. Roosevelt, lequel, dans son discours sur l’état de l’Union le 11 janvier 1944, fit part de son intention de créer une «seconde Déclaration des droits» (ou Second Bill of Rights en anglais). Car pour Roosevelt, les droits politiques garantis par la Constitution et la Déclaration des droits (Bill of Rights) «se sont révélés inadéquats pour nous assurer l’égalité dans la poursuite du bonheur» («these political rights proved inadequate to assure us equality in the pursuit of happiness»). Ainsi s’imposait selon lui une seconde Déclaration des droits, non plus politiques mais économiques – droit à un emploi correctement rémunéré, droit de se nourrir, de se vêtir, droit à un logement décent, droit à l’assurance maladie, droit à l’éducation, etc.
Vouloir reconnaître et garantir ces «droits» pour tous nous paraît être a priori une cause noble et louable. Or ce qui est contestable réside moins dans l’exposé de ces «droits» que dans leur implication. Revenir à Ayn Rand est ici encore instructif, dans la mesure où elle avait déjà en son temps critiqué les méfaits de cette inflation des «droits», laquelle contribue à ses yeux à vider la notion de «droit» de sa vraie substance.