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Bitcoin et la liberté – Yorick de Mombynes

Yorick de Mombynes est magistrat à la Cour des comptes, chercheur associé à l’Institut Sapiens et coauteur de l’étude «Bitcoin, totem et tabou».

En quoi l’émergence des cryptomonnaies est-elle un atout pour les libertés ?

Grâce à Bitcoin, un dissident dans une dictature peut aujourd’hui conserver et échanger de la valeur sur internet sans risque de confiscation ou de censure. Vu de nos sociétés démocratiques, cela peut paraître abstrait, négligeable ou exotique, mais c’est pourtant un progrès considérable pour les libertés.

Plus généralement, Bitcoin offre une protection inédite face à deux évolutions préoccupantes : la généralisation de la surveillance et l’accélération de la création monétaire artificielle. D’une part, sans être totalement anonyme, Bitcoin renforce la protection de la vie privée en limitant les risques de surveillance de la finance personnelle des individus. D’autre part, il permet à chacun de protéger son épargne contre la spoliation de la propriété privée que représente l’inflation monétaire.

Le régime monétaire de Bitcoin, acéphale, décentralisé et désinflationniste, révèle aussi certains aspects philosophiquement perturbants des systèmes monétaires contemporains. Dans une société démocratique évoluée, un des freins traditionnellement admis à l’extension des pouvoirs des dirigeants politiques est le fait que l’État doive se financer par l’impôt voté par le Parlement ; or, aujourd’hui, les politiques monétaires hyper-expansionnistes permettent aux États de s’affranchir en partie de cette contrainte. Et l’extension sans limites des pouvoirs de la sphère publique crée un risque réel pour les libertés (sauf du point de vue des nostalgiques du totalitarisme et autres adeptes de l’État omnipotent). Dans une «économie Bitcoin», c’est impossible. Bitcoin ré-institue une limite saine au financement de la sphère publique, comme le faisait l’étalon-or avant d’être suspendu par les États en 1914 pour financer l’immense boucherie de la Première Guerre mondiale (avec une différence par rapport à l’or : Bitcoin étant un dispositif décentralisé, il ne peut pas être «suspendu» par les États).

L’argent liquide est souvent considéré comme le dernier espace de liberté. Le déclin du cash au profit des modes de paiement numérique ne met-il pas ces libertés en péril ? Le cash est-il voué à disparaître ?

Le cash est en effet utile pour protéger la vie privée. Il ne s’agit pas de rêver d’un anonymat complet mais de poser cette question : ne devrait-il pas être possible de conserver la liberté de révéler au monde ce que l’on souhaite révéler de sa propre vie ? Là aussi, vu de nos sociétés démocratiques, cela peut paraître futile ou dérisoire, mais dans beaucoup de pays ce n’est pas du tout anodin.

Or la numérisation de notre société et les velléités de contrôle des États rendent sans doute inéluctable une disparition du cash physique. Ce sera en partie la conséquence d’une demande des consommateurs : le paiement sans contact est souvent plus pratique que d’extraire des pièces de son porte-monnaie. Mais cela rejoint aussi la volonté plus ou moins assumée et affichée des États de donner la priorité à la lutte contre les trafics, et dont la tâche serait certes facilitée si l’argent liquide disparaissait totalement. Le problème est le risque de mise sous surveillance de toute la population, majoritairement honnête, pour justifier le contrôle d’une minorité malhonnête. D’un point de vue philosophique, c’est problématique.

Mais une autre forme de cash existe depuis 12 ans : un véritable cash numérique pair-à-pair. Comme avec une pièce de monnaie, une transaction en bitcoins peut se faire sans que les deux parties ne se connaissent ou ne se fassent confiance, et sans qu’une tierce partie centralisée n’intervienne pour contrôler (ou censurer arbitrairement) la transaction. Et contrairement à une pièce de monnaie, cette nouvelle forme de cash est transférable sur internet et programmable, ce qui la rend infiniment plus adaptée à l’économie contemporaine. En résumé, la disparition du cash physique serait une perspective profondément préoccupante pour les libertés si le cash numérique ne s’était développé avec Bitcoin.

Quel regard portez-vous sur les monnaies numériques des banques centrales (MNBC) ?

Après avoir raillé les cryptomonnaies pendant des années, chaque banque centrale veut désormais la sienne. Mais les modalités techniques des MNBC font encore l’objet de nombreux débats, notamment en raison des risques de déstabilisation du secteur bancaire qu’elles pourraient engendrer.

Et, plus fondamentalement, les monnaies numériques des banques centrales ressemblent surtout à des attrape-nigauds. Il est même étonnant que les libéraux n’en parlent pas davantage. Elles décupleront les possibilités de surveillance de la vie privée par la puissance publique. Elles rendront techniquement possibles de nouveaux outils permettant d’aller plus loin dans l’inflation monétaire et le pilotage politique de l’économie. Une fois les MNBC en place, la tentation sera irrésistible pour certains États d’éliminer l’argent liquide et d’obliger les gens à dépenser leur argent au maximum, par obsession keynésienne de «relance par la consommation». Par des taux d’intérêts négatifs ciblés, ils pourront même pénaliser ceux qui rechignent à acheter des produits décrétés prioritaires par la puissance publique. Est-ce un hasard si l’État le plus avancé dans le monde en matière de monnaie numérique de banque centrale est un État totalitaire ? Que certains appellent à rattraper notre «retard» a de quoi laisser perplexe…

Paradoxalement, les MNBC vont probablement accélérer la prise de conscience, par le grand public, des avantages du bitcoin : son côté dépolitisé, non manipulable, protecteur de la vie privée, résistant à la censure et à l’inflation monétaire.

Quel avenir voyez-vous pour le bitcoin ?

Difficile d’imaginer un scénario où le bitcoin stagnerait sur le long terme : soit son usage ne progresse pas et il disparaitra; soit son usage mondial se développe massivement et son cours atteindra des niveaux inimaginables. Pour l’instant la tendance est positive : le nombre d’utilisateurs augmente, sa technologie et son écosystème se renforcent, son passage à l’échelle semble en bonne voie grâce au protocole complémentaire Lightning network.

Les États peuvent freiner l’adoption de Bitcoin mais il leur sera de plus en plus difficile de l’arrêter totalement, en raison du niveau élevé de décentralisation et de robustesse technique qu’il a atteint . S’ils essayent de l’interdire, cela lui fera de la publicité. Et leur gestion laxiste des finances publiques, ainsi que les politiques monétaires contemporaines bénéficient à Bitcoin. Par ailleurs l’informatique quantique ne semble pas être une menace inquiétante car le protocole peut être adapté.

Certes, Bitcoin est encore relativement récent, il n’est pas à l’abri d’une défaillance technique majeure ou du succès d’un concurrent. Mais ce risque diminue avec le temps : dans le domaine de la cryptographie et de la sécurité informatique, contrairement à d’autres technologies, il y a un avantage réel au premier entrant, à celui qui a été le plus attaqué.

Enfin, la réputation du bitcoin reste sulfureuse et il fait toujours l’objet de multiples critiques, souvent mal informées et infondées (comme la sempiternelle dénonciation de son caractère «énergivore» ou «polluant»). Mais les gens s’informent, les mentalités évoluent et de plus en plus d’acteurs institutionnels classiques adoptent Bitcoin (un État, le Salvador, lui a même donné cours légal). Ils comprennent notamment que, si sa volatilité est dérangeante, elle est parfaitement naturelle et temporaire, dans la phase de transition que connaît cet objet récent et révolutionnaire.

Propos recueillis par Diego Taboada

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