Internet : l’illusion du libre-arbitre ? – Épisode 5
Dans cette série – Internet : l’illusion du libre-arbitre ? – Anaïs Maréchal s’intéresse à l’impact d’internet sur notre libre-arbitre. Cet épisode nous montre comment les infrastructures urbaines recueillent des données qui nous concernent, sans nous en informer. Quel usage font-elles de ces informations personnelles (ou presque) ?
Que vous habitiez en ville, ou que vous la traversiez parfois, avez-vous déjà remarqué la quantité de données collectées ? Il y a bien sûr les caméras de vidéosurveillance, mais aussi les bornes qui comptabilisent votre passage en vélo, cette application qui vous aide à choisir le meilleur mode de déplacement pour votre trajet, ou encore les compteurs d’énergie connectés. L’espace urbain est désormais devenu intelligent. Et interactif.
En ouvrant l’application DriveWell, vous découvrez que votre cousin a (encore) obtenu une meilleure note que vous cette semaine. 90, quand vous peinez à dépasser votre propre record de 81 ! Vous perdez même l’un de vos badges, acquis grâce à de longues semaines de conduite prudente… Largement déployée aux États-Unis, en Afrique du Sud ou encore au Canada, l’application DriveWell pousse les conducteurs à adopter une conduite plus prudente. Le comportement de chaque conducteur est suivi grâce aux capteurs présents dans les téléphones portables, comme les accéléromètres, gyroscopes et GPS, rapporte le MIT. Vitesse, freinages d’urgence, utilisation de votre téléphone : tout est mesuré pour évaluer votre risque d’accident. «Les distractions au volant peuvent chuter de 35 % ou plus chez les utilisateurs en un mois», indique au MIT News le directeur technique de la société développant l’application. De nombreuses techniques – jeux, badges, compétitions, voire contrat d’assurance adapté – permettent d’inciter les conducteurs à améliorer leur conduite.
Grâce aux technologies de l’information et de la communication (capteurs, téléphones portables, réseaux de télécommunication, etc.), la «smart city» – ou ville intelligente – devient plus sûre, agréable à vivre, mieux adaptée aux déplacements des citoyens, et protectrice de l’environnement. Les décideurs connaissent mieux les habitants et leur territoire grâce aux très grands jeux de données collectées. Exit le marketing : les données servent le bien commun. L’alliance avec les sciences du comportement – rappelez-vous, l’hypernudge dont nous vous avions parlé dans l’épisode précédent – permet aux décideurs de promouvoir des changements de comportements bénéfiques aux citadins.
Prenons la direction des Pays-Bas. À Eindhoven, la rue de Stratumseind est réputée pour ses bars, son animation … et ses agressions nocturnes. Depuis 2014, elle est devenue un véritable laboratoire expérimental pour l’hypernudge en ville, comme le décrivent les chercheurs Masa Galic et Raphaël Gellert. En analysant les incidents passés, les réseaux sociaux et les données en accès libre, les membres du projet ont d’abord établi le profil des visiteurs. Sont-ils plus agressifs lorsqu’il pleut ou quand l’équipe de football locale perd un match ? Le quartier a été équipé d’une multitude de technologies : caméras, traceurs Wifi, algorithmes analysant les réseaux sociaux des visiteurs, station météo… Les données sont enregistrées en continu, et croisées à d’autres statistiques relatives à la collecte des déchets, au nombre de bières vendues, etc. Toutes ces informations permettent d’anticiper les agressions.
Mais le projet ne s’arrête pas là : une solution a été mise au point pour lutter contre les agressions ! Des lampes connectées permettent de modifier en temps réel l’humeur des passants pour prévenir les agressions. Une lumière vive peut être dirigée vers quelqu’un pour désamorcer un comportement agressif, un éclairage faible et chaud peut être mis en place pour réduire l’excitation ou encore une lumière orange clignotant à basse fréquence pour induire une respiration relaxante …
«Le nudge repose sur le libre choix des citoyens, précise Patricia Gurviez, enseignante-chercheuse en marketing et comportement du consommateur à l’Inrae Agroparistech, et présidente de l’institut du marketing social. Lorsqu’ils sont soumis à un éclairage public, cette notion est dévoyée et l’appellation nudge est discutable.» Autre difficulté pour les villes intelligentes : la transparence envers les citoyens. Certaines villes signalent clairement la présence de caméras ou affichent en temps réel les données issues de capteurs de circulation. Mais les citadins imaginent-ils l’étendue des données dont dispose la ville sur eux, et les retombées sur leur vie privée ?
Masa Galic et Raphaël Gellert précisent que durant les tests réalisés entre 2014 et 2018 à Eindhoven, aucune pancarte n’indiquait aux citoyens les activités en cours. Pourtant, le Règlement général sur la protection des données (RGPD) impose transparence et recueil du consentement pour les données à caractère personnel. Pour ces deux chercheurs en droit, la difficulté à réglementer les activités des villes intelligentes repose sur la nature même des données collectées : sont-elles réellement personnelles ? Pour eux, le profilage ne concerne pas les individus mais l’atmosphère : les individus (anonymisés), l’environnement et leurs interactions. Il devient alors difficile de qualifier ces données comme personnelles et les villes intelligentes tombent dans un vide juridique. «La solution est d’adopter une approche de marketing social : travailler en co-construction avec les habitants pour poser le problème et identifier les outils pour y répondre», explique Patricia Gurviez.
Reste que décideurs et entreprises privées s’engouffrent dans ce vide juridique : nombre de projets associent public et privé. Derrière l’application DriveWell, se cache la société Cambridge Mobile Telematics. IBM, Alphabet et Palantir sont très engagés dans les projets de villes intelligentes. Sofia Ranchordas de l’Université de Groningen pointe le manque de transparence quant aux intentions sous-jacentes de ces entreprises. Cette opacité fait débat comme le rapportent des chercheurs de l’Institut Salzburg Research Forschungsgesellschaft : est-elle acceptable tant que le nudge vise à améliorer le bien-être des citoyens ? Ou est-elle une entrave à notre rationalité puisque nous ne comprenons pas les intentions derrière le nudge ?
D’autres limites éthiques, juridiques et sociétales sont soulevées autour de l’hypernudge au sein des villes intelligentes. «Le nudge, ce n’est pas de la manipulation, mais une façon d’améliorer les choses sans être coercitif», souligne tout de même Patricia Gurviez. La technique démontre aussi son efficacité. En 2018, à Durham, en Caroline du Nord, 1500 travailleurs du centre-ville ont reçu différentes incitations à abandonner leur voiture au profit de mobilités douces. En jouant sur les normes sociales ou encore l’attrait économique ou physique de ces solutions, le nudge a permis de convaincre 12 % des employés de choisir les mobilités douces.