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L’Amérique de 2035 : un laboratoire d’expérimentation de l’utopie multiculturaliste

Dans cette série, nous sommes en 2035, les États-Unis sont devenus une dystopie dans laquelle les libertés se sont peu à peu éteintes. Voici une rétrospective sur deux décennies de déclin. Le dernier épisode s’intéresse au multiculturalisme. Une série de Matthieu Creson.

Nous sommes en 2035. La gauche américaine est une gauche qu’on peut qualifier de fondamentalement religieuse, unie dans le culte de l’idéologie «diversitaire», pour reprendre l’adjectif employé par Matthieu Bock-Côté1. En effet, selon les mots du même Mathieu Bock-Côté, «la civilisation occidentale est invitée à renaître à la lumière de la révélation «diversitaire» (je souligne), au nom de laquelle il faudrait reconstruire intégralement l’ordre social, pour l’arracher à l’emprise du racisme systémique» (Le Point, 15 avril 2021). Par où l’on voit que si le communisme s’est effondré vers la fin des années 80, l’une de ses composantes – l’ingénierie sociale – n’a pas pour autant disparu, quoique le but ici poursuivi soit tout autre : car dans ce contexte, il s’agit au fond de mettre tout d’abord à bas la société occidentale, afin d’échafauder dans un second temps, de pied en cap, le nouveau monde utopique de la «justice sociale», entreprise s’accompagnant de l’émergence souhaitée d’un «homme nouveau», conscient de ses privilèges historiques d’«oppresseurs» vis-à-vis des minorités opprimées.

Au nom du «Bien», les tenants de l’idéologie décoloniale et diversitaire en sont ainsi venus à exercer une véritable dictature de la pensée dans l’Amérique de 2035, où la surveillance de tous par tous, l’incitation à la délation, et la mise au pas des «récalcitrants» sont devenues des pratiques de plus en plus répandues : enseignants et professeurs d’universités, qui font l’objet d’une vigilance de tous les instants visant à s’assurer que l’orthodoxie du système diversitaire n’est jamais transgressée par eux, sont obligés de constamment donner la démonstration concrète, en cours, lors d’une conférence ou dans leurs publications, de leur attachement aux valeurs de la bien-pensance «woke» – mot anglais signifiant «éveillé». Ce qu’Orwell décrivait dans 1984 est désormais en passe de devenir réalité dans l’Amérique de 2035 : on se souvient en effet comment, dans le roman d’Orwell, Winston, capturé par Big Brother, est conduit à devoir admettre que 2+2=5. Or Winston ne doit pas seulement admettre que 2 et 2 font 5, il doit se persuader lui-même qu’il ne peut en être autrement2. Le doute même n’est plus permis dans le système diversitaire que sont devenus les États-Unis de 2035, car le simple fait de mettre en questions les postulats idéologiques de ce système vous amène à être automatiquement taxé de racisme. On sent ainsi poindre, dans l’Amérique de 2035, une véritable «tentation totalitaire», pour citer le titre d’un ouvrage fameux de Jean-François Revel. Car, pour citer toujours Revel, même si les totalitarismes du XXe siècle ont disparu, reste que la mentalité totalitaire est sans doute une constante de l’esprit humain. «Les totalitarismes nous ayant fait faux bond, écrit ainsi Revel à propos du politiquement correct (…), il fallait s’attendre à ce que l’esprit humain, dans sa malignité, ne restât pas longtemps oisif et inventât de nouvelles façons et raisons de persécuter son semblable» (article paru dans Le Point du 20 mars 1993, repris dans Fin du Siècle des ombres, Paris, Fayard, 1999).

C’est ainsi que les démocrates au pouvoir en 2035 ont fait passer une loi fédérale consistant à interdire et sanctionner, non seulement dans l’espace public mais au sein même de la sphère privée, les discours jugés «haineux». Les États républicains ont dès lors saisi la Cour suprême au motif que cette loi serait contraire au Premier amendement de la Constitution. Chacun vit donc de plus en plus dans la crainte d’être suspecté par son voisin de participer au «racisme systémique» et de ne pas suffisamment chercher à expier ce péché d’appartenir à la classe des «privilégiés» qui ont toujours opprimé les minorités. À cet égard, la société que tentent d’implanter les démocrates radicaux de 2035 n’est pas sans rappeler certains aspects de celle qu’imaginait Platon dans Les Lois : les citoyens sont en effet incités à dénoncer ceux d’entre leurs semblables qui se montreraient réfractaires aux idées sous-tendant le fonctionnement de la Cité. Après être passés devant le Conseil Nocturne, les coupables doivent ensuite, selon le même texte de Platon, suivre une période de «formation» visant à assurer la réinsertion morale du citoyen dans la société. Le tour de force de l’ultragauche américaine aura été d’avoir su transférer à la société civile tout entière – entreprises, universités, etc. – l’effort visant à neutraliser les «dissidents» et à assurer le recyclage idéologique de ces derniers.

Face à la prolifération du politiquement correct dans les grands groupes privés, au sein desquels les ateliers de «diversity training» sont devenus monnaie courante depuis des années, la riposte des républicains restés fidèles au mouvement MAGA (Make America Great Again) s’est organisée : ils ont désormais leurs propres réseaux sociaux et plateformes – Parler et Rumble notamment – et leurs propres médias livrant une lecture de la société et du monde autre que celle dictée par le politiquement correct. La politisation grandissante des médias dans l’Amérique de 2035 est largement la résultante de la radicalisation des médias de gauche «mainstream», qui se sont peu à peu transformés, comme le dit l’essayiste conservateur américain Mark Levin, en «outils de propagande en faveur d’un seul parti et d’une idéologie» (Unfreedom of the Press, Threshold Editions, New York, 2019). Or la raison d’être des médias d’information devrait être, toujours selon Mark Levin, de «contester les idéologies» – et non de s’y inféoder – et de contribuer à informer les individus de la manière la plus factuelle et objective possible. Ce qui n’empêche pas, naturellement, d’y faire figurer des articles d’opinion, à condition de ne pas présenter ces derniers comme des articles se contentant de relater l’information brute. 

Qui plus est, le camp des conservateurs américains en 2035 dispose désormais aussi de ses propres entreprises privées, lesquelles n’hésitent plus à arborer fièrement leurs convictions conservatrices, à la manière d’un Mike Lindell, fondateur et PDG de l’entreprise My Pillow. Ainsi assistons-nous dans l’Amérique de 2035 à une véritable dichotomie du capitalisme devenu militant, avec d’une part, un capitalisme «woke», largement répandu dans les grands groupes, qui ont amplement recours aux ateliers de «diversity training», et d’autre part, un capitalisme idéologiquement réfractaire à la grille de lecture exclusivement racialiste qu’on voudrait appliquer d’en haut et rétrospectivement à l’histoire de l’Amérique dans sa totalité. Nous sommes donc bien dans un pays qui comporte deux cultures, comme l’avait déjà écrit Gertrude Himmelfarb, quoique ces deux cultures soient aujourd’hui la culture «woke» et décoloniale d’un côté, et celle assise sur la mouvance MAGA de l’autre.

1 Voir notamment son livre La Révolution racialiste, Paris, Presses de la Cité, 2021.

2 Dinesh D’Souza, United States of Socialism, New York, All Points Books, 2020, p. 248.

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