Dans cette série, nous imaginons des philosophes libéraux revenir à la vie dans notre époque et nous les faisons réagir sur des évolutions contemporaines. En 2022, quelle serait leur réaction ? Dans ce neuvième épisode, Rafaël Amselem imagine Alexis de Tocqueville en pleine campagne politique.
Derrière la porte, un bourdonnement emplissait la salle. Il semblait gagner en intensité à mesure que les cliquetis de la montre annonçaient l’imminence de l’entrée de l’orateur. Pas moins de 8000 personnes avaient fait le déplacement pour assister à son premier meeting ; de quoi ravir l’équipe d’Alexis de Tocqueville.
Après un impromptu retour à la vie, celui qui avait été député, puis ministre des Affaires étrangères, avait décidé de se lancer dans l’aventure présidentielle. Et même si l’exercice des campagnes électorales lui était familier, l’arène politique avait radicalement changé d’allure depuis le Second Empire.
Ce choix avait de quoi surprendre. Tocqueville n’avait point construit sa renommée en raison d’un quelconque talent d’orateur. Lui-même en était conscient. Il se souvint de ces quelques mots écrits dans ses mémoires : «Je vis bien que j’étais rangé parmi les parleurs corrects, ingénieux, quelquefois profonds, mais toujours froids et par conséquent sans puissance. J’avais fini également par découvrir que je manquais absolument de l’art nécessaire pour grouper et conduire ensemble beaucoup d’hommes.»
Mais, pour cet amoureux des libertés, le spectacle qui s’offrait à lui ne pouvait inspirer qu’un profond pessimisme. Voilà maintenant une décennie que le vocable sécuritaire avait accaparé les esprits comme les langues. Toutes les bouches s’employaient à répéter inlassablement que la sécurité était la première des libertés. Le législateur, de son côté, ne connaissait plus que l’état d’urgence, soit qu’il l’eût prorogé durant des mois entiers, sans qu’un quelconque péril majeur ne le justifiât ; soit qu’il eût allègrement incorporé certaines de ses dispositions dans le droit commun. Du Président aux ministres, en passant par les parlementaires jusqu’aux masses, c’était l’esprit des lois qui disparaissait, et la liberté qui étouffait, au sein d’un pays malade de centralisme. Chacun consentait désormais à construire sa propre servitude.
15 heures. Sur scène, un de ses porte-paroles venait d’annoncer l’arrivée immédiate du candidat, provoquant un grand éclat qui s’éleva dans l’enceinte du bâtiment. Son cœur rythmait ses pensées. La pression s’empara de son estomac. Soudain, les journalistes s’amassèrent à l’entrée. Ils ressemblaient à ces spectateurs de courses hippiques qui attendent la sortie des chevaux de leur box.
L’esprit résolu, Alexis de Tocqueville s’avança au milieu de la foule. Son regard tentait vainement de voir autre chose qu’une immense masse obscure. Mais sa vision fut aussitôt assaillie par le flash des caméras, les mains chaleureuses que les spectateurs lui tendaient et le spectacle des lumières qui dansaient. Après avoir lutté pour arriver à son pupitre, il prit quelques instants pour saluer la salle. Les drapeaux flottaient en même temps que l’assemblée criait «Tocqueville, Président ; liberté, maintenant ! Tocqueville, Président ; liberté, maintenant !». Puis, l’effervescence s’évanouit. Tout le monde se tut. Le public parut subitement très concentré. Beaucoup d’attente reposait sur celui qui, par son entrée dans la campagne, avait perturbé le cours des événements. Il prit son inspiration et, enfin, s’élança :
«Chers amis,
C’est un grand privilège que vous me faites en ce jour. Votre présence m’honore et, surtout, m’oblige…»
Quelques applaudissements l’interrompirent. Il enchaîna :
«Le narcissisme et la prétention ont préempté l’ensemble de la classe politique. S’ils ne partagent pas tous les mêmes fins, je n’en vois pas un seul parmi les candidats qui ne vous promette pas le grand soir.
Les uns vous assurent la délivrance du joug de l’aristocratie moderne et la fin du capitalisme, en même temps que la résolution de la question sociale. Les autres vous disent qu’il suffit d’extraire de la nation tout corps étranger pour retrouver la prospérité et le goût pour la patrie. Les premiers s’agitent à coup de plans, multipliant taxes et règlements pour régler l’urgence écologique. Les seconds s’engouffrent dans la surenchère sécuritaire, présentant la Constitution comme un fardeau, proposant encore d’abîmer la Déclaration des droits à coups de canif.
Malgré leurs différences, ces hommes et ces femmes partagent en réalité une commune passion pour l’ordre. Et c’est bien là le grand drame de notre époque : ces gens croient s’opposer, alors qu’ils s’accordent en fait sur l’essentiel. Ils promeuvent l’idée qu’il fut bon de confier à l’État la charge du contrôle social ; que l’administration est assez clairvoyante, en lieu et place de la société civile, pour faire advenir un monde meilleur. Ils s’emploient tous à la même rhétorique et pratiquent le même vocabulaire. Ils ont désigné la raison d’État comme supérieure à l’intelligence commune des citoyens.
Ma candidature ne vient pas s’additionner à cet ensemble. Parmi cette foule d’agitateurs, tous ont abandonné le vocable de la liberté.»
Il marqua un silence. Puis, sur un ton grave, il affirma :
«Je suis venu réhabiliter son office.»
Une grande ferveur s’empara de l’audience. Tocqueville se tut, faute de pouvoir se faire entendre par le public. Les cris repartirent de plus belle. Les applaudissements s’intensifièrent. Nul doute qu’une grande espérance avait saisi les esprits. Il reprit :
«Cette vérité selon laquelle la politique est là pour servir les individus et leurs droits, et non pour se poser selon une supériorité mythique qui transforme chacun en laquais de l’administration, a été oubliée.
Et pourtant, ce qu’avaient à l’esprit les rédacteurs de la Déclaration des droits, c’est bien l’idée que la liberté précède l’institution de l’État, non l’inverse. Que l’ordre politique, aussi nécessaire soit-il, est donc limité dans sa légitimité, que ses prérogatives ne peuvent outrepasser cette liberté première. Que le pouvoir en place doit trouver sur son chemin quelques barrières à ses extravagances, qu’il soit Monarque ou Président de la République.
Pour renverser l’unanimité qui s’est constituée contre les libertés, nous devrons donc, en premier lieu, démanteler, de fond en comble, le régime de la Ve République. Une constitution qui serait républicaine par la tête, et ultra-monarchique dans toutes les autres parties, m’a toujours semblé un monstre éphémère. Cette verticalité détourne le sens de nos institutions. Notre rapport au gouvernement est celui d’une élite dirigeante qui affiche une défiance manifeste à l’égard des citoyens. Elle va de pair avec la préférence perpétuelle pour la figure du technocrate et ses productions normatives, plutôt que la libre association des individus. Changer de régime politique ne consiste pas simplement à faire évoluer telle règle d’un jeu de pouvoirs et de contre-pouvoirs, mais à inaugurer un rapport renouvelé à la politique qui cesse de poser la supériorité d’une mythique Raison d’État sur la préservation des droits politiques, plaçant dès lors les citoyens, en même temps que les contre-pouvoirs, sous tutelle de la figure du Président.
La ruine qui nous guette n’a pas pour unique origine l’incapacité de nos gouvernements à régler le moindre dysfonctionnement de nos sociétés ; tâche qui dépasse largement leurs capacités. Il y a encore, je le crains, l’individualisme montant. Il est le résultat cumulé d’une société industrielle qui répond à nos moindres désirs et qui, par l’effet de politiques publiques inefficaces, considérées encore comme désuètes, renferme chacun sur sa personne, et le désintéresse des affaires publiques. Voilà un terreau fertile à l’avènement d’un despote doux, attentionné, qui pourra endormir les esprits tout en profitant d’un monopole sur le pouvoir. N’est-ce pas d’ailleurs ce que vous promettent tous les autres candidats, de les laisser faire tandis que vous vaquez à vos occupations ?
Retrouver l’esprit des libertés ne consistera donc pas simplement en une réforme institutionnelle. Il dépendra de vous, et de vous seuls, de vous départir de cette solitude grandissante, de ne pas attendre de vos gouvernements la satisfaction de vos moindres desseins, et de vous attacher à défendre la liberté politique. Assurément, la liberté peut entraîner du désordre et des conflits. Mais nous devons préférer le véritable ordre, l’ordre légal de l’État de droit, à l’ordre arbitraire d’un maître prétendument éclairé. J’espère compter sur votre soutien pour m’accompagner dans cette campagne.»
La bataille était lancée. Elle s’annonçait turbulente. Beaucoup par le passé, partageant cette même passion des libertés, avaient déjà tenté leur chance. La plupart d’entre eux avaient fini parmi ces candidats anecdotiques qui constituent l’arrière-plan d’une élection présidentielle classique. Ces demi-clowns qui, incapables d’imprimer les esprits par la crédibilité de leur projet, ne provoquent jamais rien d’autre qu’un rictus, et dont on s’amuse même qu’ils puissent se présenter au suffrage suprême. Le nom de Tocqueville devait arriver à tonner, pour que la liberté cesse de n’être qu’un bruit sourd.