loader image

Théa : la santé par écrans interposés

La tech, outil de la liberté en Afrique – Épisode 1

Dans cette série – La tech, outil de la liberté en Afrique – Marlène Panara s’intéresse à l’avènement des nouvelles technologies en Afrique qui permettent aux individus de répondre aux défaillances de l’Etat. Elle nous emmène dans différents pays du continent africain, à la découverte de solutions créatives et libératrices dans les domaines de la santé, de l’agriculture, de la mobilité, de la Fintech et de l’enseignement.


À l’hôpital général de Douala, au Cameroun, Eloi Hermann Monkam enchaîne les rendez-vous. Nous sommes en 2015 et le jeune homme, interne en cinquième année de médecine, reçoit chaque jour des dizaines de patients venus consulter. En salle d’attente, tous ou presque tuent l’ennui rivés sur leur téléphone. Certains ont fait des centaines de kilomètres pour se faire soigner. Beaucoup, faute de moyens, ont attendu longtemps avant de finalement voir un médecin. Avec, à la clé, des conséquences tragiques : pour certains il est trop tard. «Si j’avais pu échanger plus tôt avec ces patients, ou même les diriger vers des confrères, nous n’en serions pas arrivés là, se souvient avec émotion Eloi Hermann Monkam. J’aurais pu les sauver».

D’après l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le Cameroun compte en effet 1,1 médecin et 7,8 infirmières et sages-femmes, le plus souvent cantonnés dans les grandes villes, pour 10’000 habitants. Pire, le pays ne dispose que d’une soixantaine de cardiologues, pour 23 millions de Camerounais. Une pénurie de professionnels de santé qui touche toute l’Afrique, où l’on compte deux médecins pour 10’000 habitants, contre 32 en Europe, selon le Club Santé Afrique.

Pour ne plus jamais être confronté à cette situation, le jeune interne a une idée : donner à tous la possibilité de consulter un médecin, ou au moins d’avoir l’avis d’un professionnel de santé. Les images de sa salle d’attente bondée de patients occupés sur leurs téléphones lui reviennent alors en tête. Son idée est née : une application de téléconsultation. Titulaire d’une licence en informatique, qu’il a obtenue avant de se lancer dans des études de médecine, Eloi Hermann Monkam développe alors son concept, tout en continuant ses gardes à l’hôpital. Deux ans plus tard, le 16 avril 2017, That Health Again, ou Théa, est lancée.

Un bilan positif

Pour pouvoir l’utiliser, il suffit de télécharger l’application sur Play Store ou de créer son compte sur la plateforme en ligne. Un tchat et des téléconsultations gratuites sont accessibles en quelques clics. Les 32 praticiens du projet, médecins généralistes, pharmaciens, dentiste, cardiologue, dermatologue, sont également autorisés à délivrer des ordonnances. «Grâce à Théa, un premier diagnostic est offert aux patients. Si la pathologie est trop grave, ou à un stade trop avancé, ils peuvent être redirigés vers un centre médical ou vers l’hôpital», explique son fondateur. Depuis 2018, Théa a d’ailleurs son propre pôle santé, à Douala, où les utilisateurs peuvent venir consulter les praticiens de la plateforme en cas d’urgence.

Malgré le peu d’enthousiasme de ses confrères qui pensent que la télémédecine ne suscitera pas l’adhésion des Camerounais, Eloi Hermann Monkam a toujours cru en son projet. Quatre ans après le lancement de Théa, le bilan est très positif. La plateforme comptabilise 140’000 utilisateurs. Des partenariats payants avec plusieurs entreprises et des universités assurent également à l’entreprise plus de 15’000 abonnés supplémentaires. «Offrir nos services aux étudiants était très important pour moi, affirme le médecin. Au Cameroun, il n’existe pas de couverture médicale dédiée, alors les jeunes ne consultent jamais. Certains sont forcés de se priver de soins. En leur donnant le droit de se soigner, Théa répare une injustice».

Combler le manque de médecins

C’est ce qui a convaincu Larissa Pethieu, médecin généraliste, d’intégrer l’équipe du docteur Monkam il y a deux ans à la fin de ses études. «Pour les patients, il suffit d’avoir une connexion Internet, et le tour est joué. En me rendant disponible 24h/24, j’essaye, à mon échelle, de combler le manque de médecins», soutient-elle.

Sur un continent où les maladies infectieuses comme le paludisme touchent plus de 80 % de la population, le besoin de praticiens et d’infrastructures de santé est pourtant considérable. En République démocratique du Congo (RDC), faute de soins et de moyens, la rougeole fait encore des ravages. Entre 2018 et 2020, la maladie a touché plus de 460’000 enfants. Près de 8’000 d’entre eux n’y ont pas survécu.

Dans ce contexte, la e-santé est une carte à jouer pour les pays africains. Certains, comme le Kenya, font de réels efforts pour l’intégrer à leur système de santé actuel. En mars 2020, alors que les premiers cas de Covid-19 étaient signalés en Afrique, les autorités ont installé au sein de l’hôpital national de Kenyatta, à Nairobi, un centre de télémédecine dédié à la lutte contre le virus. Les médecins et spécialistes dépêchés sur place y ont assuré des téléconsultations et analysé les examens médicaux de 47 comtés du pays. Preuve que la santé numérique a de l’avenir en Afrique, l’université sénégalaise Cheikh-Anta-Diop de Dakar a, elle, lancé l’année dernière une formation spécifique en e-santé, certifiée par un diplôme.

L’indifférence des autorités

C’est parce que la télémédecine est amenée à se développer partout où les populations n’ont pas accès aux soins que Théa est accessible depuis tous les pays du continent. «Dès le départ, j’ai voulu que mon projet ait une vision africaine. L’automédication et les remèdes de grand-mère font des ravages dans toute l’Afrique. Et les pathologies sont les mêmes, que l’on vienne du Cameroun, de Côte d’Ivoire, ou du Mali. Cela a aussi un côté gratifiant de se dire qu’on peut sauver une vie à Ouagadougou, à des milliers de kilomètres de là», avoue Eloi Hermann Monkam. Larissa Pethieu confirme, sa patientèle «est à moitié camerounaise seulement». «Beaucoup de patients sont originaires du Togo et du Burkina Faso», ajoute-t-elle.

Si au Cameroun, la population est bien consciente du problème, les politiques semblent l’être un peu moins. Eloi Hermann Monkam déplore par exemple ne jamais avoir reçu de soutien de l’État, malgré ses demandes. Alors même que Théa «s’efforce de combler un vide engendré par les autorités».

Sans subventions, «il sera difficile pour Théa de perdurer», admet son fondateur. C’est pourquoi la troisième version de l’application, opérationnelle en octobre 2021, sera payante. Pour profiter de l’offre, les utilisateurs devront débourser 600 FCFA, l’équivalent d’un euro.  «Un choix difficile» pour le jeune médecin, mais «indispensable pour que les Africains puissent encore, grâce à Théa, avoir accès à des soins de santé».

Newsletter de Liber-thé

Des articles, des études, toute l'actualité libérale dans notre newsletter. Une fois par mois.
Je m'inscris
close-link