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Russie : Un pays divisé

Dans cette série – Les combattants de la liberté – nous donnons la parole à des acteurs du terrain, partout dans le monde, afin qu’ils racontent les défis pour la liberté dans leur pays. Dans cet épisode, Nikita Tsvetkov (chairman of Tea Club Movement in Saint-Petersburg), revient sur la situation en Russie.

Les combattants de la liberté – Russie– Épisode 1

Lorsque nous parlons de l’état de la Russie, nous devrions toujours commencer par poser un diagnostic : elle est divisée. Cette division ne s’exprime pas seulement sur un thème. Le pays est divisé sur presque tout.

La Russie est divisée tant sur le plan de la démographie que de la géographie. Quelques grandes villes prospères attirent tous les gens qui peuvent travailler, ce qui nuit aux petites villes et aux villages. En raison d’un système centralisé, Moscou est au centre de tout. Le capital humain et financier se dirige en priorité vers elle, au détriment des autres régions du pays. En résumé, tout est lié à Moscou, le pouvoir, l’argent et les transports. Même les entrepreneurs de villes voisines dans la lointaine Sibérie préfèrent s’envoler pour Moscou afin d’y boire une bière ensemble et d’y discuter de leurs affaires. La raison de cette démarche n’est évidemment pas leur amour pour Moscou, ils la détestent. Mais le billet pour y aller revient moins cher que de se retrouver n’importe où ailleurs.

Le problème a été partiellement créé par les bolcheviks et mais aussi, paradoxalement, par les soi-disant «libéraux» de la nouvelle Russie. Il est imputable à des gens qui voulaient que la macro-économie et le budget de l’État soient davantage contrôlés par l’État, ou plutôt, à une nouvelle élite aux mains «propres», qui avait dans l’esprit l’idée de mettre en place une modernisation autoritaire et imaginait Poutine en une sorte de «Pinochet russe». Nous sommes tous devenus otages de ce pari de modernisation autoritaire. Étonnamment, malgré ces freins, beaucoup de biens s’échangent en Russie, et les gens parviennent à faire du commerce. Loin d’avoir lieu «grâce» à l’État, ces échanges existent «malgré» lui. Pour garder le pouvoir, l’État tente de s’approprier les résultats de telles initiatives, en les subventionnant et en exigeant en retour de la loyauté. La bureaucratie se développe avant tout pour satisfaire l’administration elle-même, qui gagne en pouvoir. Une petite société de télévision de Sibérie trouve une belle façon d’honorer les victimes de la Seconde Guerre mondiale ? L’entreprise est éliminée, car l’hommage doit être une action nationale. Au passage, on y ajoute une rhétorique agressive et des slogans de propagande : «Nous sommes capables de refaire une guerre». Une actrice populaire crée un hospice pour les enfants atteints de cancer ? L’État l’intimide, ordonne de fermer l’hospice et fait en sorte qu’elle soutienne Poutine lors de la campagne électorale suivante. Cela met en colère tous ceux qui ont des désirs ou des initiatives. Personne ne veut plus de bureaucrates et de bureaucratie dans sa vie. Pas même les derniers fous qui rêvent de la restauration de l’URSS.

La Russie est également divisée économiquement et politiquement. La population, qui voit son niveau de vie baisser depuis maintenant six années de suite, subit en même temps une augmentation des impôts. Notamment pour financer des palais qui appartiennent au président et à ses amis. Le fait que le niveau de vie ne baisse pas à Moscou divise le pays en deux nations politiques : les Russes et les Moscovites. Alors qu’à Moscou, on pose des dalles de granit quatre fois par an pour justifier les budgets luxueux, dans des territoires reculés, les enseignants ne subsistent que grâce à leur culture de la survie. En Mordovie, région dans laquelle Gérard Depardieu s’est vu attribuer un appartement par Poutine, le plus gros employeur est le service pénitentiaire.

Personne n’incarne de façon crédible l’opposition politique au pouvoir en place. Les députés à tous les niveaux politiques, membres du parti au pouvoir «Russie unie», sont passifs et ne jouent nullement leur rôle de contre-pouvoir à l’exécutif. Les résultats électoraux sont entachés de diverses fraudes électorales, allant de l’interdiction de participation des candidats à des falsifications directes ou à l’obligation de voter pour le «bon» candidat. 

Les tentatives d’élire un gouverneur compétent quelque part dans les provinces, même parmi les candidats autorisés, aboutissent à l’emprisonnement du vainqueur s’il déplaît au pouvoir. Ainsi, Sergueï Furgal, gouverneur du territoire de Khabarovsk, une région éloignée plus proche de Tokyo que de Moscou, a été envoyé en prison. Des amis du président ont voulu saisir ses biens lorsqu’il a été découvert que sa popularité dépassait de loin celle de Poutine, en raison de la qualité de son travail. L’affaire a été réglée.

Finalement, la Russie est socialement divisée. Les personnes de moins de quarante ans s’informent par le biais de médias concurrents sur Internet, pendant que les personnes de plus de soixante ans continuent de suivre les nouvelles à la télévision. Il est évident que les internautes sont mieux informés que les retraités, car ils sont conscients de l’ampleur de la corruption et de la violence policière. Internet ne peut toujours pas être contrôlé par l’État et YouTube a une audience plus importante que la télévision. Les personnes âgées qui vivent avec une misérable pension de cent-cinquante ou deux-cents dollars ne reçoivent de la télévision que la propagande au sujet d’une prétendue guerre avec l’Occident et des louanges sur le modèle autarcique de la Russie, des histoires folles sur les reptiloïdes qui règnent sur la planète, la connexion 5G comme source du coronavirus et le vaccin contenant une micropuce. Cette réalité débouche sur des querelles au sein des familles. Entre des enfants qui ne voient aucun avenir pour eux dans l’ordre existant et des parents qui ont peur de douter de la propagande. Ce sont les personnes âgées qui sont la colonne vertébrale du pouvoir de Poutine, et elles disparaissent. Ce sont les jeunes qui sont au cœur de la contestation. Malheureusement, ils sont peu nombreux en Russie et ils manquent de perspectives dans la vie.

Avec le temps, cette séparation sans fin s’est transformée en une opposition manichéenne, «nous contre eux». Le «nous», c’est le peuple, la société civile. Et «eux» ? L’État et la bureaucratie. Rien n’unit ces deux parties, si ce n’est la nécessité de vivre dans le même pays où le «nous» travaille et «eux» s’enrichissent. Lorsque nous apprenons une autre de leurs manigances, qu’il s’agisse d’une série d’assassinats politiques à l’aide d’une arme chimique ou d’un palais présidentiel de plusieurs milliards de dollars, nous sortons pour protester. Du moins ceux qui osent le faire.

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