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Le retour des philosophes – Raymond Aron

Dans cette série, nous imaginons des philosophes libéraux revenir à la vie dans notre époque et nous les faisons réagir sur des évolutions contemporaines. En 2022, quelle serait leur réaction ? Dans ce huitième épisode, Rafaël Amselem nous remémore Raymond Aron et son sens intrinsèque de la nuance.

Le commun des hommes vit habituellement cet instant comme une brisure.

Dans les pas de son ancienne carrière, après un retour inattendu à la vie, Raymond Aron avait décidé de reprendre son activité journalistique d’antan. La vivacité des passions se donnait tout entière à contempler et le vacarme se faisait toujours plus assourdissant à l’approche de la campagne électorale de 2022. La pandémie s’était chargée de chauffer les esprits et la liberté avait les traits que prend le visage de la pâleur. Elle semblait, en mauvais funambule, sur le point de vaciller.

Le bureau de Raymond Aron était nébuleux. Il abritait le repos d’une avalanche de post-it sur lesquels s’étaient réfugiées, au fil des mois, tout un tas de pensées fugaces, frénétiquement griffonnées avant de tomber dans l’oubli. À leurs côtés, se trouvaient des piles de livres aux genres innombrables et des correspondances qui sommeillaient en attendant d’obtenir une réponse. Toutefois, quelque chose avait changé depuis les années 60 : un ordinateur trônait désormais au centre. Il avait remplacé ce qui constituait autrefois son îlot de brouillons.

C’était au sein de cette rédaction qu’il se plaisait, depuis la pointe de sa plume, à contempler l’histoire, à en démêler les contradictions comme les sursauts.

Pourtant, ce n’était pas sans un certain soulagement qu’il avait décidé de quitter ses fonctions, même si, par ce geste, il tournait ce qui constituait sans doute la plus importante page de sa carrière, voire de sa vie. Le Figaro regretterait son talent et son verbe.

Il avait désormais élu domicile dans le quartier de la Sorbonne, non loin de son ancienne demeure universitaire. Il y avait là la rue Soufflot, cette artère qui relie le Panthéon au Jardin du Luxembourg, les boutiques Dalloz et LGDJ qui se font face, inévitables lieux de rendez-vous pour les juristes en devenir, et les cafés qui racontent sans tarir la vie parisienne. Toute cette atmosphère réveillait en lui les vieux souvenirs de ses allers et venues au campus, le plaisir insatiable d’y retrouver ses étudiants et de transmettre le savoir, avec toute la noblesse que cette tâche implique. Il aimait encore observer cette foule de jeunes gens qui, bien qu’arrivés aux portes de l’âge adulte, avaient encore en eux cette précieuse part d’insouciance qui fait tant défaut une fois passée l’adolescence.

Illustration, Morgane Grosset

Assis en terrasse, au beau milieu de la symphonie des verres qui se saluaient et des bavardages qui chantaient la vie, les souvenirs virevoltaient. Et toujours ce sentiment de soulagement. C’en était fini de la cacophonie. Celle d’une actualité empreinte de morosité, des commentaires qui pleuvent de toutes parts, des experts de la dernière heure en manque d’attention, et surtout de micros à qui déverser quelques éléments de langage savamment appris par cœur. La surenchère des outrances avait fini par lasser son esprit si assoiffé de vérité.

Il pensait à l’Allemagne, cette Allemagne des années 30 dans laquelle il avait passé une partie de sa vie étudiante. Là-bas, il alla à la rencontre de son destin. Il y vit l’extravagante ivresse que les passions tristes injectent dans le cœur des hommes. Il y observa l’adhésion grandissante des foules à folie hitlérienne, les bras tendus qui, dans un grand tumulte, remplaçaient la fougue d’un mouvement ouvrier qui s’était soudainement tu. C’est précisément durant cette vie de jeune étudiant à Berlin qu’il acquit cette vive passion pour la vérité.

À cet instant encore, cette cicatrice l’habitait. Cette expérience lui enseigna la puissance guerrière des forces irrationnelles et, surtout, l’impérieuse nécessité de penser l’histoire en mêlant le courage de la retenue et le calme de la raison. Forgé par ce traumatisme, lui aussi décida de mener sa propre guerre. Non une guerre sanglante et personnelle, mais une autre, plus tranquille – quoique – «sans pitié pour les croyances faciles». Le dogmatisme, voilà l’ennemi. Avant d’être le penseur d’un quelconque camp, Raymond Aron se réclamait avant tout d’une méthode : partir du réel, de sa pluralité comme de ses contradictions, pour en démêler tous les enjeux. Elle se rapprochait presque d’une éthique. Elle disposait de sa propre maxime, dont on pressent une leçon tirée des outrances de la guerre : «L’homme aliène son humanité et s’il renonce à chercher et s’il s’imagine avoir dit le dernier mot». Elle s’incarnait aussi en une vertu, le «suprême courage de la mesure». Elle s’ancrait enfin dans une praxis, «être modéré avec excès».

Ce café lui fit se remémorer son ancien compagnon, Jean-Paul Sartre. «Le café, c’est la maison ouverte, de plain-pied avec la rue, lieu de la société facile», disait Levinas. Sartre était évidemment l’objet de cette réprimande, celle d’un style de pensée qui subordonnait son attention au brouhaha de l’actualité. Levinas plaidait au contraire en faveur de la contemplation philosophique, qui exige en retour un effort pour s’extraire de l’agitation du monde. Aron s’identifiait aisément à cette approche. Il sourit en repensant à cette phrase qu’il avait prononcé à son égard, disant de Sartre qu’il avait «généreusement usé du droit à l’erreur». Mais, au fond, tout cela n’était que d’amicales taquineries.

Un brin de tristesse s’empara de son esprit. C’est que son positionnement l’avait exposé à la marginalité. Il se souvint de tous ces contradicteurs, y compris ceux supposés être de son propre bord, qui lui firent nombre de procès en tiédeur, certains allant même jusqu’à lui refuser le qualificatif de «libéral». Les reproches étaient multiples. Aron ne voyait pas dans les systèmes redistributifs un ennemi de la cause libérale. Pire encore, il constatait que ce sont dans ces régimes que les institutions libérales et les libertés personnelles se sont le plus épanouies dans l’histoire de l’Occident. Et alors que Friedrich Hayek développait ses thèses sur le caractère autoritaire des régimes planistes, Raymond Aron promouvait la nécessité d’un «système mixte» au sortir de la guerre pour reconstruire les sociétés européennes. Il assumait, malgré tout, de ne pas être enfermé dans un quelconque dogmatisme, fût-il libéral.

En quittant Le Figaro, Raymond Aron perdait sans aucun doute un certain prestige et une renommée. Mais il était las. Le drame de notre époque consiste précisément dans son hostilité affichée envers la nuance. Tout se prête à donner corps à cette tragédie. La complexité de la mondialisation, l’accumulation des désillusions, la globalisation des défis qui frappent les sociétés contemporaines provoquent dans l’esprit des hommes un vertige qui trouve son apaisement dans les discours simplistes. Les canaux du débat public – télévision, journaux, médias en ligne – cherchent à attirer lecteurs et spectateurs via la succession de polémiques, la promotion de titres aguicheurs, la mise en avant de personnalités qui ne cherchent que la gloire d’un plateau malgré l’absence de discours méthodiquement structuré. L’esprit raoultien ne pouvait le satisfaire. Le problème n’était pas telle ou telle rédaction, mais l’ensemble d’un système en proie aux outrances permanentes.

Alors, même si sa posture devait lui coûter une forme d’exil, il ne cesserait de célébrer cette bravoure paisible, d’arborer la modestie en étendard, car cette nuance qu’il avait acquise était le précieux fruit d’années d’expérience de vie. Et, au fond, Aron ne doutait pas que la raison pouvait l’emporter sur les passions de la foule, lui qui avait si souvent pratiqué le dialogue avec ses étudiants, qui avait observé la solidité des démocraties et leur capacité à résister aux tempêtes.

Le serveur vint lui apporter son café. L’esprit apaisé, il alluma un cigare.

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