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Nudge 2.0 : à l’ère du big data, le nudge prend une nouvelle dimension

Internet : l’illusion du libre-arbitre ? – Épisode 4

Dans cette série – Internet : l’illusion du libre-arbitre ? – Anaïs Maréchal s’intéresse à l’impact d’internet sur notre libre-arbitre. En modifiant subtilement l’environnement du citoyen, le nudge permet d’orienter ses choix. L’essor des données personnelles permet d’atteindre un nouveau niveau de précision : les nudges sont personnalisés selon le profil psychologique des gens. On parle désormais d’hypernudge.

Cambridge Analytica. Le nom de cette entreprise est célèbre depuis la révélation de ses activités lors des élections américaines ou du référendum du Brexit. Les profils Facebook de millions d’utilisateurs ont permis aux équipes de campagne de cibler certains électeurs pour augmenter leurs chances de gagner. Mais l’entreprise est loin, très loin d’être la seule à utiliser la technique. Commerçants, politiques ou pouvoirs publics tirent parti du flux énorme des données personnelles – les fameuses big data – pour améliorer la technique éprouvée du nudge et ainsi amener les citoyens à prendre des décisions dans la direction souhaitée. Bienvenue dans l’ère de l’hypernudge.

Le nudge est une théorie développée dans les années 2000 par les économistes Richard Thaler et Cass Sunstein. Le principe originel ? Orienter les décisions ou le comportement des gens dans leur propre intérêt. Ce guidage se fait sans restreindre la liberté de choix mais à l’aide de quelques modifications contextuelles. Par exemple, placer une salade devant un plat en sauce pour encourager une alimentation saine, ou dessiner une mouche au fond des urinoirs publics. Face à cette mouche, les hommes vont avoir tendance à la viser en urinant … et donc à réduire leurs éclaboussures. Sans aucune injonction ou punition, sans que les hommes s’en rendent compte, la propreté du lieu est améliorée.

Pour certains comme le philosophe libéral Gaspard Koenig, même si le nudge a une visée bienveillante, cela représente la pire des oppressions : «Tous ces nudges quotidiens […] conduisent vers un monde hyper personnalisé et en même temps hyper désindividualisé […] en ce sens que l’individu n’est plus respecté dans sa capacité de jugement autonome et donc dans sa dignité[1] L’hypernudge accentue cette hyper personnalisation. Bien plus précis que le nudge, il permet d’adapter le guidage en continu à la personne à qui il s’adresse grâce aux big data.

La chercheuse en droit et informatique Karen Yeung est la première à définir ce terme dans une publication en 2016. Depuis, différents travaux étayent cette théorie. «C’est un ensemble de nudges personnalisés réactifs et dynamiques», selon Stuart Mills, chercheur en sciences du comportement à l’École d’économie et de sciences politiques de Londres. À la différence du nudge qui s’adresse uniformément à tout le monde, l’hypernudge s’adapte à la personne. Sa personnalité, son humeur mais aussi le contexte dans lequel elle se trouve sont utilisés en temps réel pour lui présenter l’information de la meilleure façon possible. L’essor des données personnelles et les avancées relatives aux algorithmes représentent un potentiel énorme pour cet outil, ce qui en fait aujourd’hui un champ de recherche émergent.

Consommer en pleine conscience

Difficile d’identifier jusqu’où l’hypernudge s’est immiscé dans notre quotidien aujourd’hui, mais prenons un exemple concret. Le cabinet de conseil en expérience et relation client Extens Consulting utilise cet outil depuis 2014, à hauteur d’environ cinq projets par an dans les secteurs de l’énergie, de l’assurance-vie ou encore la mutuelle. «L’hypernudge présente l’intérêt de réveiller l’inconscient du consommateur, pour lui permettre de consommer en pleine conscience, explique Emmanuel Richard, directeur général du cabinet de conseil. Ce marketing, centré sur les besoins du consommateur et non sur le produit, est une façon intéressante d’aborder les consommateurs d’aujourd’hui qui sont plus responsables.»

Guider efficacement quelqu’un grâce à l’hypernudge requiert deux étapes. Premièrement, il faut comprendre les critères qui orientent son choix. Est-ce son attachement à l’aspect environnemental, social, au prix, etc… ? Pour le comprendre, Extens Consulting s’entretient, avec l’aide d’experts en sociologie appliquée, avec une quarantaine de clients. «Nous identifions les critères qui guident leur choix et les éléments lexicaux qu’ils emploient pour en parler», détaille Emmanuel Richard. Une fois ces liens repérés, ils testent sur un échantillon plus large la véracité de leur hypothèse. Une fois celle-ci validée, ils vont pouvoir utiliser ce résultat pour mettre en place l’hypernudge.

Vient alors la deuxième étape : communiquer l’information de façon différenciée aux clients. «Nous appliquons l’hypernudge de deux façons : soit nous construisons un seul discours qui entrera en résonnance pour tous les clients, soit nous en construisons plusieurs et affichons un site internet adapté à chaque client», rapporte Emmanuel Richard. Pour cette deuxième approche, l’internaute pourra par exemple répondre à deux questions d’apparence anodine, qui permettront à l’entreprise de choisir quel site afficher. Le registre lexical permet d’en personnaliser le message : voilà le consommateur«hypernudgé».

Et les données personnelles dans tout ça ? Extens Consulting se défend de les utiliser – elle base son analyse sur les entretiens avec les clients. Mais ce n’est pas le cas de tout le monde. Les données personnelles sont en effet redoutables pour déterminer le profil psychologique des consommateurs. Dans une publication en 2013, le chercheur en psychologie sociale Michal Kosinski démontre avec des collègues ce que les likes sur Facebook révèlent de nous. Ils permettent de prédire très efficacement notre orientation sexuelle, notre origine ou encore notre ouverture d’esprit. Souvenez-vous de l’outil ApplyMagicSauce utilisé dans l’épisode 2 de cette série : mes profils Facebook, Twitter et Linkedin lui avaient permis de déterminer ma personnalité. Cet outil est le résultat des travaux de Michal Kosinski. Le chercheur a mis en évidence cette année qu’à partir d’une seule photo issue de Facebook ou d’un site de rencontre, un algorithme de reconnaissance faciale est capable de déterminer l’orientation politique d’une personne sans se tromper dans deux cas sur trois !

Les données personnelles pour améliorer le nudge

La même technique a été utilisée par Cambridge Analytica pour cibler les citoyens, comme le rapporte Vice. À partir de données personnelles achetées à des courtiers en données, l’entreprise a identifié les traces digitales permettant d’établir le profil psychologique des électeurs selon leur opinion politique… tout comme Extens Consulting détermine les critères qui guident les choix de leurs consommateurs lors d’entretiens auprès de quelques clients.

Les données que nous révélons en permanence nous rendent-elles tous victimes de l’hypernudge ? Difficile à dire sans vraiment connaître l’utilisation qui est faite de nos données. «L’efficacité de l’hypernudge n’a jamais été réellement mesurée, principalement car ces systèmes sont les propriétés de Google, Facebook, etc», indique Stuart Mills. Mais certains ont démontré l’efficacité du nudge personnalisé. En 2020, une équipe de recherche demande à 1000 volontaires de créer un mot de passe robuste. Une partie des participants reçoit une consigne simple, sans nudge : «Choisissez un mot de passe robuste». Pour d’autres en revanche, la consigne est dissimulée au sein d’un nudge, soit commun à tous, soit personnalisé : «Votre mot de passe est plus faible que 86 % des autres utilisateurs» ou «Un hacker pourra deviner votre mot de passe en 7 jours». Résultat : les participants soumis au nudge personnalisé s’en sortent haut la main ! Ce sont eux qui créent les mots de passe les plus robustes. 2,8 fois plus que pour le nudge commun à tous, et 4,2 fois plus que ceux des participants ayant reçu une consigne brute.


[1] Voir l’interview complète de Gaspard Koenig

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