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Et si un monde sans cash créait de nouvelles formes de liberté ?

Dans cette série – Libertés ? Parlons cash – Cécile Lemoine s’intéresse à l’essor des moyens de paiements dématérialisés et explore les liens entre argent liquide et liberté. Le deuxième épisode s’intéresse à l’impact des nouvelles technologies en Afrique.

La monnaie c’est la «liberté frappée», écrivait l’auteur russe Fiodor Dostoïevski. Et si cette valeur n’était pas seulement l’apanage de notre indéboulonnable cash ? Crypto-monnaies, paiements numériques… Ces innovations technologiques, auréolées d’un discours libertaire et libérateur, créent de nouvelles formes d’émancipation par rapport aux pouvoirs centraux. C’est particulièrement vrai dans les pays en développement, où l’accès à la richesse est source de libération.

Nairobi, Kenya. Ils sont impossibles à manquer. À tous les coins de rue, des panneaux vert pomme, couleur emblématique de l’opérateur télécom Safaricom et de sa plateforme de paiement mobile M-Pesa, indiquent la présence d’un «agent» et la possibilité de retirer ou de déposer de l’argent sur son compte mobile. Dans un pays peu bancarisé mais où 60% de la population possède un téléphone portable, M-Pesa fait un tabac : 15 ans après son lancement, elle est utilisée par 17 millions de Kenyans. Soit plus des deux tiers de la population adulte du pays. 

Au Kenya, laccès à largent libère

Une success story à l’africaine qui a transformé l’économie locale. D’abord imaginée pour simplifier les transferts d’argent entre proches, la plateforme est désormais utilisée pour régler tout type de paiement : factures, courses… «M-Pesa a permis linclusion financière de 70% de la population et une augmentation de 30% des revenus dans les zones rurales», explique Laurence Allard, sociologue de l’innovation et auteure d’une étude sur les usages numériques et monétaires en Afrique. Des chiffres appuyés par le MIT, qui estime dans un rapport que 2% des Kényans sont sortis de la pauvreté grâce aux micro-crédits souscrits par mobile, tels que les propose M-Pesa.

Le système s’est d’ailleurs démocratisé dans un contexte politique particulier : celui des violences post-électorales de 2008. Les Kenyans ont préféré ces virements mobiles plutôt que l’envoi traditionnel d’argent par la poste pour aider leurs proches bloqués dans les bidonvilles de Nairobi. «Certains ont également considéré M-Pesa comme une plateforme plus sûre que les banques, soupçonnées d’être mêlées à des conflits ethniques, pour stocker leur argent », souligne Laurence Allard.

Plus que jamais au Kenya, le paiement mobile est vecteur de prospérité et d’opportunité pour une population jusque-là exclue des systèmes bancaires traditionnels. Dans une Afrique émergente, dynamique et de plus en plus digitalisée, l’appel des nouvelles technologies est puissant. Une en particulier fait rêver une jeunesse en quête d’émancipation financière et politique : le bitcoin.

Universelle, anonyme, fiable

Au Nigéria, les crypto-monnaies incarnent un nouvel eldorado. Le géant ouest-africain est le troisième plus gros utilisateur de crypto-monnaies en 2020 après les États-Unis et la Russie. «La jeunesse est prête à adopter des méthodes de paiement et dinvestissement alternatives, surtout dans un contexte politico-économique difficile avec de nombreux freins à lentrepreneuriat», explique Charlie Robertson, économiste pour le cabinet Renaissance Capital. Si la perspective d’un enrichissement rapide est le moteur de l’utilisation du bitcoin, il revêt une autre dimension, plus politique.

Octobre 2020. La jeunesse nigériane est dans la rue. Unie sous la bannière #EndSARS, elle proteste en masse contre les violences commises par une unité de police censée lutter contre le vol, mais devenue incontrôlable, la Special Anti-Robbery Squad (SARS). Pour étouffer le mouvement financièrement, les autorités gèlent les comptes d’associations telles que Coalition Feminist.  Action, réaction. L’organisation annonce qu’elle accepte les dons en bitcoin pour lutter contre cette répression silencieuse et reçoit alors un soutien improbable. Celui de Jack Dorsey, patron de Twitter et défenseur des crypto-monnaies, qui tweete : «Faites don de bitcoins pour mettre fin au SARS». Résultat, en l’espace d’une semaine, Coalition Feminist collecte 387 000 dollars dont 40% en bitcoin

«Les crypto-monnaies interrogent la manière de contourner le monopole acquis par l’État, et la restitution des pleins pouvoirs d’utilisation de la monnaie à la communauté», analyse Ludovic Desmedt, professeur d’économie spécialiste des pensées monétaires. Auréolé d’un discours libertaire et antisystème très puissant, le bitcoin a été conçu comme une monnaie alternative, contestataire. Fondée sur la blockchain, sa structure se veut à la fois décentralisée et transparente.

Course aux profits

Dans l’imaginaire de ses plus fervents défenseurs, c’est la «monnaie de la liberté». Alex Gladstein, trentenaire américain directeur de la stratégie de l’ONG Human Rights Foundation, a créé un fonds de développement uniquement alimenté en bitcoin. Il est intimement persuadé du pouvoir libérateur de cette monnaie. «Cest un formidable levier pour les droits humains à travers le monde. Pour des millions de personnes, bitcoin est une trappe de secours contre la tyrannie, les gouvernements autoritaires et l’effondrement des monnaies», assure-t-il, égrainant les exemples du Venezuela, de la Biélorussie, ou de la Palestine. Les États en ont peur. Le Nigéria a rendu illégale leur utilisation dès 2017 et a demandé aux banques commerciales de fermer les comptes détenant des crypto-monnaies en février 2021.

Reste que cette «monnaie» – beaucoup ne la définissent pas comme telle – n’est utilisée que par seulement 1% de la population mondiale. Instable et volatile, elle est décrite par l’économiste américain Nouriel Roubini comme «la technologie la plus surfaite et la moins utile de toute lhistoire humaine». Il avait été l’un de ceux à prédire la crise de 2008. En novembre 2020, il sonne à nouveau l’alarme sur Twitter : «La blockchain na rien à voir avec la décentralisation et la démocratie ; elle nest quune course aux profits dominée par une poignée de grandes plateformes de minage situées en Russie et en Chine». Une liberté toute relative donc, d’autant qu’elle s’acquiert au prix d’une large consommation d’énergie.

Clivantes et dérangeantes pour l’ordre établi, les crypto-monnaies ont poussé les États à un bond technologique. Il s’agit de jouer à armes égales : plus de 50 banques centrales travaillent sur un projet de monnaie numérique nationale. Mais qui dit numérique, dit données personnelles… et pourrait dire surveillance ? Le terrain s’annonce miné… Suite au prochain épisode.

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