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Monnaies 2.0 : souriez, vous êtes tracés

Dans cette série – Libertés ? Parlons cash – Cécile Lemoine s’intéresse à l’essor des moyens de paiements dématérialisés et explore les liens entre argent liquide et liberté. Le troisième épisode aborde la réponse des États à cette évolution.

Les crypto-monnaies font un tabac, les paiements sont de plus en plus dématérialisés… De quoi donner des idées aux géants de la tech et aux États qui, menacés dans leur souveraineté cherchent à riposter avec leur propre monnaie numérique. Au point de menacer nos données personnelles et notre vie privée ?

Juin 2019. La nouvelle a fait l’effet d’une petite bombe. Mark Zuckerberg, patron de Facebook, vient d’annoncer le lancement d’une nouvelle monnaie numérique pour 2020 : le «Libra». Sueurs froides chez les banquiers centraux. Co-fondé avec 28 partenaires dont Mastercard, Visa, Uber ou encore Free, le Libra affiche un objectif ambitieux : proposer un moyen de paiement numérique «plus rapide, plus simple et moins cher» pour les 1,7 milliard de personnes dans le monde sans compte en banque.

Branle-bas de combat dans les milieux économiques. Facebook n’est pas n’importe quelle entreprise. Avec ses 2,7 milliards d’utilisateurs, son milliard d’adeptes d’Instagram et ses populaires messageries Messenger et WhatsApp, le groupe de Mark Zuckerberg possède une force de frappe qui n’a d’égale que sa réputation désastreuse en matière de protection des données. D’aucuns se souviendront du scandale Cambridge Analytica qui a éclaté en 2018, après des révélations concernant l’utilisation des données personnelles de 87 millions d’utilisateurs Facebook à des fins électorales.

La levée de boucliers est internationale. Que connaîtra Facebook des transferts monétaires qui s’effectueront via ses applications ? Et que pourra faire l’entreprise avec ces informations ? Les monétisera-t-elle, les utilisera-t-elle à des fins de personnalisation ? En Europe, en Suisse, aux États-Unis, les gouvernements promettent déjà d’interdire le Libra, faute de garanties de la part de Facebook. Le projet est tué dans l’œuf. Il devrait renaître cette année, sous un nouveau nom, le Diem, et une forme largement édulcorée. Alors que le Libra devait être adossé à un panier de devises traditionnelles censé lui donner une certaine stabilité, le tout sans passer par la case compte bancaire, le Diem n’est plus que la représentation du dollar sur l’application Facebook.

Tyrannie de la commodité

Dans une société en pleine numérisation, les données sont depuis longtemps le fuel du panneau publicitaire géant qu’est Facebook. Celles issues de nos paiements en ligne incarnent le nouvel or noir. Celui que tout le monde s’arrache. «Elles permettent de comprendre encore mieux les comportements des consommateurs», explique Julien Maldonato, associé industrie financière chez Deloitte, avant de nuancer : «Les activités financières restent régulées. Ce qui intéresse avant tout les Gafam, c’est de faciliter chaque composant de notre quotidien pour nous faire rester dans l’univers global qu’ils auront orchestré. Encapsuler nos moyens de paiement fait partie de cette stratégie». 

«Le risque est de voir apparaître une forme de «tyrannie de la commodité», alerte Antoine Courmont, sociologue du numérique au CNIL. En rendant les alternatives aux espèces suffisamment pratiques dans la vie quotidienne, la part du cash va inexorablement se réduire, tout comme les libertés qui y sont associées». Il n’a pas abouti dans sa forme la plus ambitieuse, mais le Libra a ouvert des horizons gigantesques : l’avenir de la monnaie s’écrira au pluriel, et surtout avec des lignes de code. 

Attaqués dans leur souveraineté, les États organisent la riposte. Leur arme ? La monnaie numérique de banque centrale (MNBC). Concrètement : l’équivalent numérique des billets et des pièces, généré directement par les banques centrales, sans passer par les banques commerciales. En 2019, sur 66 banques centrales interrogées par la Banque des règlements internationaux, 80% ont répondu travailler sur le sujet. Une accélération impressionnante, mais encore timide : seules 10% développent un projet pilote. Pour trouver le pays le plus avancé en la matière, il faut tourner le regard vers l’Asie. 

L’e-yuan et l’anonymat contrôlable

Shenzhen. La fraîcheur d’une matinée de janvier 2021 attire les habitants de cette ville du sud-est de la Chine vers les effluves chaleureux et réconfortants des Dim Sum du Phenix House. C’est un matin un peu spécial. Le restaurant expérimente un moyen de paiement tout neuf : le yuan numérique. Plus tôt dans la semaine, les 100 000 heureux gagnants d’une loterie ont reçu une «carte-cadeau numérique» créditée de 200 e-yuans (l’équivalent de 25 euros), dans le cadre d’une expérimentation menée par la Banque populaire de Chine. Un simple scan de QR code généré par l’application Digital RMB permet de payer l’addition. C’est sans frais pour le restaurateur et il n’y a pas besoin de connexion internet. 

Techniquement, c’est exactement comme si le client avait réglé en espèces. Sauf qu’il a laissé une trace numérique. Dans un pays où la structure politique a les moyens et l’habitude de contrôler sa population, la perspective d’une surveillance accrue inquiète. La Banque populaire de Chine saurait qui paie quoi, quand et où. Elle assure que les petites transactions en e-yuan resteront anonymes «dans la mesure du raisonnable». Mais ce ne sera pas le cas pour les sommes les plus importantes. Objectif : prévenir le blanchiment d’argent, le financement du terrorisme et l’évasion fiscale. Un «anonymat contrôlable» dont la banque centrale chinoise restera la totale discrétionnaire.

Distorsion de civilisation

Shenzhen fait partie d’une expérimentation menée avec quatre autres villes chinoises pour analyser la manière dont les habitants dépensent cette nouvelle monnaie qui pourrait être lancée à grande échelle pour les Jeux Olympiques de Pékin en 2022. L’enjeu est à la fois économique : concurrencer les crypto-monnaies, illégales depuis mai 2021 en Chine, ainsi que les géants Alipay et WeChat Pay ; et géopolitique : internationaliser le yuan pour s’affranchir du système dollar imposé par les États-Unis.

La planète finance est en pleine révolution. La rapidité de l’Empire du Milieu pousse l’Europe et les États-Unis, jusque-là frileux, à accélérer sur le sujet des monnaies numériques. La Banque centrale européenne doit dire cet été si elle compte franchir le pas. «On risque d’observer une distorsion de civilisation à l’échelle planétaire, projette Julien Maldonato, de Deloitte. On aura d’un côté une Chine ultra-avancée numériquement, et de l’autre un Occident plus en retard, mais plus régulé. Le scénario qui se profile de notre côté du globe en matière de paiement ne s’annonce pas menaçant pour les libertés individuelles si la configuration politique ne bascule pas du côté des dictatures».

Une société sans cash est une société traçable. Les régulateurs seront indispensables à la mise en place de garde-fous qui éviteront les extorsions de données. Mais les consommateurs restent aussi responsables de leurs comportements en ligne et des données qu’ils y génèrent. Pour certains, la solution pour retrouver nos libertés se trouve dans un réveil citoyen et l’utilisation de monnaies locales. À suivre….

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