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L’or vert du Colorado

Dans cette série de trois articles, Kevin Brookes et Edouard Hesse proposent un tour d’horizon des expériences de légalisation du cannabis de certains pays ou régions qui ont fait le pas. Deuxième épisode «L’or vert du Colorado».

Les États-Unis ont été les initiateurs, sous l’ère Nixon, d’une féroce «guerre contre les drogues». L’échec de cette politique fait aujourd’hui l’unanimité au sein de la communauté des experts internationaux, notamment depuis la sortie d’un rapport de la London School of Economics co-signé par plusieurs lauréats du prix Nobel d’économie. Elle est inefficace, coûteuse, et produit des dommages collatéraux (comme l’incarcération de masse aux États-Unis).

Signe de cet échec patent, les États-Unis initiateurs de cette politique sont à l’avant-garde de la légalisation du cannabis récréatif dans le monde. À ce jour (début 2021), quinze États américains ont (sous des modalités différentes) légalisé cette substance. 

Le Colorado constitue un cas intéressant à double titre. Cet État a légalisé le cannabis médical dès 2000 et est l’un des premiers à avoir légalisé le cannabis récréatif (par référendum en 2012). On dispose ainsi d’un peu plus de recul pour mesurer les effets de la légalisation. Par ailleurs, l’État a choisi un modèle de libre marché pour la production et la distribution du cannabis, contrairement à la plupart des autres gouvernements qui ont légalisé à travers le monde (on pense notamment au Québec). 

Mettons-nous dans la peau de Gabriel, un Québécois en visite dans le Colorado (quand la frontière entre le Canada et les États-Unis réouvrira complètement…).

Première surprise : contrairement à ce qui se passe chez lui, les prix sont fixés sur le marché et non par une autorité administrative. Il n’y a pas de limite à l’implantation de boutiques privées. Les licences de production sont relativement simples à obtenir : il suffit d’être majeur, résident et de ne pas avoir de casier judiciaire. Deuxième surprise, il n’y a pas, non plus, de grandes restrictions sur les produits dérivés du cannabis. Il lui suffit de se promener dans Denver pour se rendre compte de la diversité des produits proposés à la vente : cookies, huile pour vapoteuse, joints pré-roulés, herbe etc. Troisième surprise, Gabriel peut consommer tous ces produits dans des lieux dédiés comme les bars à marijuana, alors qu’il devait fumer en cachette derrière un buisson du parc du Mont Royal à Montréal pour ne pas se faire prendre par la police. 

Gabriel s’inquiète : est-ce que ce «laissez-faire» a eu des répercussions négatives pour cet État américain ? 

En réalité, les conséquences de ce mode de légalisation sont positives sur le plan sanitaire, économique et sécuritaire. 

La consommation des jeunes (seule population véritablement à risque avec les femmes enceintes) a baissé depuis que la marijuana est légale. Il est difficile d’établir le lien de cause à effet entre la légalisation et cette baisse. On peut néanmoins supposer que l’investissement dans les politiques de prévention ou la concentration des moyens de la police vers cette population ont joué un rôle. 

Le marché du cannabis est désormais bien établi au Colorado et a constitué une opportunité d’affaires extraordinaire pour des milliers de personnes. L’industrie a généré plus de un milliard de dollars de ventes l’année dernière et dès l’année de la légalisation, 20’000 emplois avaient été créés. Il existe aujourd’hui près de six-cent boutiques sur le territoire (soit deux fois plus que de boutiques Starbucks). L’État est aussi gagnant, car cela lui a permis de générer de nouveaux revenus fiscaux. Les recettes fiscales prélevées sur ce marché (avec une taxe d’accise de 15% sur ce produit) sont d’ailleurs principalement fléchées vers la prévention, l’éducation, la régulation du marché du cannabis ou les forces de police. 

Enfin, sur le plan de la criminalité, on sait que les expériences de la légalisation aux États-Unis ont porté un coup à la criminalité organisée, particulièrement aux cartels mexicains. Le marché noir local a été en grande partie éradiqué au Colorado grâce à la baisse importante du prix du cannabis légal au fil des années. Cependant, la légalisation a créé un marché noir d’un nouveau type. Comme cet État géographiquement central est devenu l’un des centres de production de la marijuana aux États-Unis, des producteurs illégaux en ont profité pour s’y installer afin de revendre leur marchandise dans d’autres États n’ayant pas légalisé. Leurs consommateurs sont prêts à mettre le prix fort pour se procurer cette marchandise. Il faudrait attendre que ces États légalisent eux-mêmes la production et la distribution du cannabis pour espérer assécher ce nouveau marché noir. 

Le bilan de la légalisation au Colorado est donc globalement positif et n’a pas créé la catastrophe sanitaire que les partisans de la prohibition annonçaient. Cette expérience est précieuse pour les décideurs publics européens. Elle donne des clés pour imaginer des modalités de légalisation du cannabis conciliant les impératifs sanitaires (protection des personnes à risque et des consommateurs), économiques et sécuritaires. On retient notamment que quand un État légalise au milieu d’États prohibitionnistes, cela génère un nouveau type de marché noir. Il pourrait ainsi être judicieux de penser la légalisation du cannabis dans un cadre européen pour juguler ce problème potentiel. 

Nous proposerons dans un prochain article, à partir de ce type d’expérience de légalisation, un modèle de légalisation adapté pour un pays comme la France (où une mission d’information parlementaire a récemment remis un rapport sur le sujet) ou la Suisse (dont l’une des chambres au parlement national a autorisé des tests pilotes). 

Kevin Brookes est docteur en science politique, chercheur associé à GenerationLibre, chargé de cours à HEC Montréal et coordinateur francophone de l’Institut d’études libérales (basé au Canada).

Diplômé de Sciences Po Strasbourg et l’EM Strasbourg, Édouard Hesse écrit régulièrement des tribunes et recensions pour des journaux comme Slate ou Le Point.

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