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L’Île de la Rose – Une envie d’ailleurs

Dans cette série – Passeport pour la liberté – Nicolas Jutzet part sur le chemin de la liberté, en s’intéressant aux alternatives qui existent, celles qui ont existé et celles de demain, pour échapper aux États modernes. Dans le troisième épisode, nous nous intéressons à un aventurier audacieux, Giorgio Rosa, et son île artificielle.

Mai 68 est ancré dans la culture populaire pour ses révoltes estudiantines, en France, puis ailleurs. Pourtant, non loin de là, une autre révolte, plus romantique, mérite toute notre attention : la naissance de la République de l’Île de la Rose, une île artificielle construite par un ingénieur rebelle. Pour Graziano Graziani, auteur de «Passeport pour l’utopie» il s’agit tout simplement de «la tentative italienne la plus ambitieuse de fonder une nation».

Un vrai projet de société alternative ?

Lassé par la bureaucratie italienne qu’il juge «kafkaïenne» Giorgio Rosa, ingénieur en génie civil, a deux choix : s’en aller et trouver refuge dans un pays plus libre, ou en créer un à son image. Son histoire confirme l’adage que rappelle Jean-Baptise Noé dans «La révolte fiscale» : «Qui dit impôt dit révolte fiscale. Révolte contre le trop-perçu, mais surtout révolte contre la société nouvelle que l’impôt cherche à mettre en place». Son envie d’ailleurs germe bien avant mai 68. Dès 1956, elle lui trotte dans la tête. S’il ne souhaite pas donner de couleur politique à son projet, ses motivations semblent empreintes d’amour pour la liberté, lui qui se plaint de ne rien pouvoir faire «sans le bon vouloir des politiciens». Après réflexion, c’est décidé, il veut fonder «une île de fleurs en pleine mer». Bricoleur, il se met en tête de construire cette île artificielle lui-même, au large de Rimini, dans les eaux internationales. L’information est importante, car en dehors des eaux territoriales d’un pays, sa juridiction n’est pas applicable. Dès le départ, l’île est imaginée comme un pied de nez à cette Italie qu’il juge bureaucratique et liberticide.

Entre l’idée et la réalisation, s’écouleront presque dix années. Car oui, bâtir une île en partant de rien, dans la mer, n’est pas chose facile. Giorgio Rosa finit par trouver la solution idéale. Graziano Graziani conte l’histoire dans son ouvrage : «Une entreprise de Bergame fournit la structure de l’île : neuf tuyaux de trente-six mètres, qui arrivent le 14 juillet 1964 pour l’assemblage. Deux semaines plus tard, le 31 juillet, ces tuyaux touchent le fond de la mer : groupés par trois, ils forment de gros piliers sur lesquels se dresse la plateforme. Cette dernière constitue le territoire de la petite République. Soudés au sommet, les tuyaux sont munis d’une vanne immergée, afin de se remplir d’eau pour se stabiliser sur le fond sans l’intervention de scaphandriers».

Avant que la structure soit habitable, différents travaux seront nécessaires. Finalement, le 21 mai 1966, Giorgio Rosa passe une première nuit sur ce qui commence à ressembler à son nouveau «chez soi». 400 mètres carrés, au milieu de rien. Son rêve prend forme. Par le bouche à oreille, ce projet fou, encore inabouti, commence à susciter l’intérêt, notamment médiatique. Une première fois, l’État manifeste son courroux. Pour lui, la zone appartient à l’Ente Nazionale Idrocarburi (ENI), la société nationale italienne des hydrocarbures. Giorgio Rosa n’a que faire de cette revendication – qu’il juge fantaisiste, car il s’est placé en dehors du territoire italien – et accélère le pas. En été 1967, son Île est rendue accessible au public. Avec ses comparses, il souhaite en faire une véritable attraction touristique.

Loin de s’arrêter à ce succès initial, Giorgio Rosa ambitionne que son Île soit reconnue comme un «territoire libre et indépendant». Il passe aux choses sérieuses en la dotant d’un drapeau – trois roses rouges sur fond blanc – et d’une langue officielle : l’espéranto, qui signale son ouverture internationale. Le 1er mai 1968, l’indépendance est déclarée. La République espérantiste de l’Île de la Rose est née. La saison estivale, toujours mouvementée à Rimini, approche à grands pas. L’Île est prête, avec son bureau de poste, ses timbres, son bar, elle a tout pour devenir une sorte de station balnéaire off-shore. Même peut-être l’attraction de l’été, qui sait ? Pour Rosa c’est une évidence : «La liberté engendre la richesse !». 

La réponse répressive de l’État

Considérée par le gouvernement italien comme un stratagème de Rosa pour gagner de l’argent auprès des touristes tout en évitant de payer des taxes, l’Île est vite érigée au rang de problème politique à régler. Cette plateforme libre et ses mœurs modernes, qui correspondent à cette période de changement, énervent au plus haut point bon nombre de dirigeants. Car désormais elle est loin d’être une simple lubie de marginaux. Elle possède les caractéristiques d’un «État» moderne : un territoire, une monnaie, un système postal, un drapeau. Pour eux, la provocation a assez duré.

55 jours après sa déclaration d’indépendance, le 25 juin 1968, la marine italienne décide d’intervenir. Pour Giorgio Rosa et son «gouvernement», il s’agit d’un coup d’État. Incapable de tolérer cet embryon de concurrence institutionnelle, l’État italien montre ici toute sa brutalité. Face à une aventure d’esprits libres, il répond par la force. Malgré les protestations, des plongeurs de la marine italienne finiront par dynamiter l’Île en plaçant des explosifs sur les piliers qui soutiennent la plateforme. En février 1969, l’Île sombre définitivement. Cette réponse sécuritaire est dénoncée, notamment par une partie de la population de la région. Selon certains, il s’agit d’un abus de pouvoir clair. La fin précipitée de l’aventure laisse un goût amer à son fondateur. Pour laisser une trace de cette déception, il fera inscrire sur la dernière série de «mill» – la devise de l’Île — imprimée après l’intervention musclée, le message suivant :

«La rage ennemie a détruit l’œuvre, mais pas l’idée»

Dans «Royaume d’aventure», Bruno Fuligni rappelle l’ampleur de l’exploit en précisant que l’Île est aujourd’hui encore le «seul État véritablement né d’une plateforme artificielle construite par son fondateur». Depuis, d’autres ont tenté l’aventure. Comme Michael Oliver, lui aussi ingénieur, en 1972, avec son projet de «République de Minerva», dans le pacifique Sud. En versant des tonnes de sable transporté depuis l’Australie par bateau, sur deux atolls, il parvient à créer une sorte d’île artificielle. Réussite de courte durée, car ici aussi, la concurrence institutionnelle réveille la colère d’un État proche. En l’occurrence, le royaume de Tonga, ancien protectorat britannique, qui souhaite s’affirmer. L’Île est annexée, l’aventure terminée avant même d’avoir vraiment commencé. D’autres aventuriers téméraires suivront sans doute.

En produisant le film «L’Incroyable Histoire de l’Île de la Rose» qui narre cette aventure humaine renversante, Netflix a fait redécouvrir une histoire trop vite oubliée. On y voit notamment une violence étatique inouïe, face à l’inventivité touchante d’un simple ingénieur plus créatif que la norme. Cette œuvre parviendra-t-elle à susciter des vocations et à faire émerger de nouveaux Giorgio Rosa ? Le vrai, pionnier, s’est éteint en 2017 après une vie d’aventure. En voulant créer sa propre voie, l’ingénieur italien a démontré qu’il existait plusieurs façons d’être libre. Voir son rêve d’île artificielle lui survivre serait sans doute le plus beau des hommages.


L’auteur de la série, Nicolas Jutzet, nous écrit de Saint-Gall (Suisse)

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