Passeport pour la liberté – Épisode 6
Dans cette série – Passeport pour la liberté – Nicolas Jutzet part sur le chemin de la liberté, à la découverte des alternatives aux États modernes. Dans le sixième épisode, nous nous intéressons au Liberland et son fondateur Vít Jedlička. Cette micronation ambitionne de devenir le pays de la liberté.
Tout commence par un constat : il est impossible de changer un pays de l’intérieur, il faut créer le sien de toutes pièces pour vivre dans un monde libre. Ce constat, c’est celui de Vít Jedlička, un homme politique actif en République tchèque. Après avoir été membre du Civic Democratic Party, un parti de centre-droit important de la vie politique tchèque, il rejoint le Free Citizens’ Party, plus libéral, dont le programme inclut cet engagement. Le parti estime notamment que la réduction de la taille du gouvernement laisserait moins de place à la corruption, une problématique majeure dans le paysage politique tchèque. Il est même candidat aux européennes en 2019. Sans succès.
«Il y a dix ans, j’ai soutenu que la République tchèque devait devenir la deuxième Suisse d’Europe et j’ai été confronté à un argument valable : il n’y a pas assez de Suisses en République tchèque pour le faire. Depuis, je pense qu’il est beaucoup plus facile de créer un nouveau pays que de «réparer» un ancien.»
Vít Jedlička
Selon lui, «il faut deux générations ou plus pour changer l’opinion générale dans une société». Noël Melet, représentant du Liberland en France va plus loin. Il considère que «nous n’avons aucun avenir de liberté à espérer dans les pays occidentaux, qui vieillissent très mal. La démocratie est comme l’OTAN, en état de mort cérébrale. Elle n’est plus qu’une illusion, une impression de démocratie». Lassé d’attendre, Vít Jedlička décide de fonder son propre pays, le Liberland. Le pays de la liberté où même l’impôt est facultatif. Sa devise nationale ? «Vivre et laisser vivre». Coincé entre la Serbie et la Croatie, sur une «terra nullius», le Liberland est un «territoire sans maître». Mais pourquoi fonder son pays là, presque au milieu de nulle part ? «Le territoire du Liberland était le seul territoire non revendiqué en Europe. C’est l’endroit idéal pour créer un nouveau Singapour européen. Dans les Balkans, les gens sont habitués à la création de nouveaux pays. Le Monténégro est le dernier en date. C’est aussi un endroit stratégique entre deux grandes villes, Budapest et Belgrade, sur le Danube. Le fleuve nous permet d’accéder librement à n’importe quel endroit, car le Danube est une voie de navigation internationale dont le statut est similaire à celui de la haute mer. C’est aussi une région qui connaît le chômage le plus élevé et les salaires les plus bas d’Europe. Ici, les principes de l’économie de marché vont avoir un fort impact positif, visible».
Problème, pas grand-monde ne reconnaît le Liberland. Le représentant du Liberland en France, Noël Melet, nous résume cet imbroglio juridique : «à ce jour, alors que la Croatie reconnaît que «Gornja Siga» – le nom original de ce talweg situé en bordure du Danube – n’est pas répertorié dans son cadastre national et que la Serbie, par un courrier officiel du gouvernement, affirme que cette bande de terre ne lui appartient pas, les citoyens ne peuvent toujours pas investir leur territoire du Liberland». En somme, en l’état, le Liberland est difficilement accessible et reconnu par aucun autre pays. Cette absence de reconnaissance internationale n’est pas une exception mais le destin partagé par d’autres micronations à travers le monde. Ici elle pose toutefois des problèmes concrets d’accès au territoire du pays, car il est accessible seulement par voie fluviale. Dans «Passeport pour l’utopie», Graziano Graziani raconte qu’au début, Vít Jedlička se faisait régulièrement arrêter par la police croate quand il tentait d’accéder à «son» pays. Noël Melet précise que la situation s’est légèrement améliorée depuis cette période. Désormais, «les policiers et douaniers croates permettent des incursions courtes à l’occasion des fêtes du Liberland mais une installation pérenne de notre part n’est pas pour l’instant d’actualité».
«Aujourd’hui, nous travaillons pour nos successeurs, pas pour nous. Un peu plus de mille citoyens du Liberland ont reçu leur certificat. Ils représentent, comme moi-même, la diaspora «forcée» en attendant pour les plus jeunes de pouvoir vivre un jour sur place ou du moins d’y séjourner. Ces citoyens étant souvent des dirigeants d’entreprises, des hommes d’affaires, des diplomates pour certains.»
Noël Melet
De plus, le pays fait face à divers problèmes. En août 2020, son bateau, le «Freedom» a été détruit par le feu. Et d’autres pays l’accusent de faire du trafic de faux passeports. Loin de s’apitoyer sur son sort, le Liberland envisage la suite. La reconnaissance et le développement du Liberland s’appuient sur deux piliers. D’un côté, un engagement diplomatique «apaisé et patient», et de l’autre la construction d’une «base avancée» en Serbie. Comme l’explique Noël Melet, la diplomatie du Liberland suit une approche des petits pas : «les relations tissées avec des élus nationaux croates et les prises de contact répétées avec les autorités du pays sont autant de pions avancés pour obtenir le «sésame». Comme tous les projets d’envergure internationale, le Liberland sera attentif à sa reconnaissance par les autres pays».
Vít Jedlička nous explique l’autre versant de leur stratégie, celle de l’ancrage local : «en ce moment, nous construisons un village voisin appelé ARK qui servira de base à environ 300 premiers habitants. En attendant, le Liberland est un bon endroit pour faire du camping d’été avant la mise en place de toutes les infrastructures». Pour mieux comprendre, j’ai participé au «Floating Man 2021», le festival d’été du Liberland qui dure quatre jours et se tenait justement à proximité d’Apatin, en Serbie, sur leur «base avancée». Sur place, le développement d’ARK semble soutenu par les autorités serbes et la population, notamment car, comme l’indique Noël Melet, «la présence des citoyens du Liberland a permis le développement de nombreuses activités pour la Serbie». Premier constat, l’écovillage ARK est encore au début de son développement. Le bâtiment qui accueille les conférences du festival est en construction. Sur place, des profils divers. Des jeunes et des moins jeunes, de nationalités différentes, comme en attestent les plaques des voitures du parking. La journée de vendredi est consacrée à des conférences, d’un intérêt divers et devant un public clairsemé. Les premières présentent l’histoire du Liberland, d’autres défendent le darknet et la possibilité d’y trouver toutes sortes de produits. Le président Jedlička rappelle plusieurs fois que la position du Liberland est de respecter les règles, et de s’inspirer de ce qui marche ailleurs, pas d’en tirer profit en les contournant. En résumé, c’est sans doute un exemple concret de liberté d’expression, avec ses qualités et ses défauts.
Toutefois, l’impression générale que laisse ce séjour, c’est qu’il reste énormément de chemin à parcourir. Ce qui est normal pour une entité qui n’a même pas dix ans. Après tout, même Rome ne s’est pas faite en un jour !
Le Liberland en 2030
Les micronations qui durent sont plutôt rares. Parvenir à maintenir la motivation et l’enthousiasme des premières années est un défi conséquent. Pour le Liberland, les projets en cours indiquent que cette dynamique n’est pas brisée. Quand on lui demande où il voit le Liberland dans dix ans, Vít Jedlička affiche son optimisme en martelant que l’objectif est de devenir l’une des juridictions les plus réputées de la planète et un centre financier et commercial en Europe. Cette ambition s’appuie sur le fait que «sur les 700’000 personnes qui ont demandé la citoyenneté, plus de la moitié envisagent de s’installer au Liberland lorsque nous commencerons à construire». Si cette projection se concrétise, le Liberland compterait plus de 300’000 habitants. Soit dix fois le nombre d’habitants de nations citées en exemple, comme Monaco ou le Liechtenstein.
Le festival d’été «Floating Man» est la meilleure façon de découvrir cette aventure particulière, au service de la liberté. L’avenir dira si un jour le Liberland sera autre chose que cette rencontre annuelle des libéraux en quête d’une alternative aux États modernes. Un pays de la liberté, il est permis d’en rêver !
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