Dans cette série – Libertés ? Parlons cash – Cécile Lemoine s’intéresse à l’essor des moyens de paiements dématérialisés et explore les liens entre argent liquide et liberté.
Malgré le déclin de son utilisation, la monnaie liquide, forte de ses valeurs associées à la liberté, n’a pas dit son dernier mot. Elle va toutefois devoir cohabiter avec de nouvelles formes de monnaie et de paiement de plus en plus dématérialisées.
Edwin Ziberg plaque les derniers accords de son morceau de guitare. Les notes ont à peine le temps de rebondir sur les murs du couloir du métro de Stockholm, en Suède, qu’un tintement métallique résonne. Un passant s’est montré généreux envers le guitariste. Plutôt que de jauger le contenu de son étui à guitare, Edwin jette un coup d’œil sur son écran de smartphone et sourit, satisfait. Une notification Swish lui indique que son compte bancaire a bien été crédité de quelques couronnes.
Les Suédois ne font plus l’appoint, ils «swishent», du nom de cette application de paiement mobile lancée en 2012 par une douzaine de banques scandinaves. Utilisée par environ 70% de la population, elle permet de faire des virements instantanés grâce à un numéro de téléphone. Pays pionnier en matière monétaire depuis des siècles, la Suède est désormais la vitrine de la «cashless society» (société sans cash). Tout s’y règle de manière dématérialisée : la quête à la messe, quelques emplettes au marché, un passage aux toilettes publiques… Même les sans-abri ont leur numéro Swish. Conséquence : la part des paiements en espèces s’est effondrée très rapidement. Grâce à une politique volontariste menée par le gouvernement et les banques, elle est passée d’environ 40% à moins de 10% entre 2010 et 2020, selon la Riksbank qui prévoyait sa disparition pour 2030.
La petite musique monte depuis des années : et si le cash disparaissait ? Le sujet n’est pas neuf. Il est régulièrement alimenté par les chiffres de sa lente érosion comme moyen de paiement et possède son propre lobby, la Better than cash Alliance. Forte de sa cinquantaine de membres (États, organisations internationales, géants du paiement électronique…), elle plaide pour l’inclusion financière à travers la digitalisation des paiements.
Année après année, celle-ci gagne du terrain. Les innovations numériques, incarnées par la généralisation du sans contact, l’avènement d’applications mobiles (Apple Wallet, Lydia…) ou encore l’essor des cryptomonnaies, remplacent progressivement le cash. «Après une période de domination presque hégémonique, les autres options de paiement s’installent nécessairement au détriment de la part globale du cash. Comme dans tout processus d’évolution, on s’attend à la domination d’un nouvel acteur», décrypte Olivier Babeau, auteur de la synthèse «Quelle place pour l’argent liquide au vingt-et-unième siècle ?» publié par l’Institut Sapiens.
Universelle, anonyme, fiable
Gages d’universalité, de fiabilité, d’efficacité, d’anonymat, d’inclusivité, et de liberté, les espèces possèdent des caractéristiques uniques. L’écrivain russe Fiodor Dostoïevski disait même de la monnaie qu’elle est la «liberté frappée». «La monnaie liquide est considérée comme un dinosaure. On est pourtant très loin de son extinction», affirme Marion Labouré, économiste à la Deutsche Bank. Le cash fait de la résistance. Et la Suède l’a constaté malgré elle.
Janvier 2020. La nouvelle s’étale en lettres capitales à la une des journaux du royaume scandinave. Les banques sont désormais contraintes par la loi d’assurer un meilleur niveau d’approvisionnement du pays en cash, sous peine de sanctions financières. Du jamais vu, un virage à 180°, et une prise de conscience : si l’argent est injuste, l’argent numérique l’est encore plus.
Puisqu’il nécessite une bonne maîtrise des outils numériques, un compte en banque ou un numéro d’immatriculation nationale, il laisse sur le bord du chemin une grande partie des seniors, des personnes en situation de handicap, des immigrés… Soit près d’un Suédois sur 10. «Et autant de citoyens qui ont besoin du cash pour vivre», pointe Björn Eriksson, porte-parole de l’association Rébellion du comptant (Kontantupproret), dont les arguments pro-cash ont pesé dans la décision du Parlement.
C’est que la voix de ce septuagénaire longiligne, ancien patron de la police nationale et ancien président de l’agence Interpol, compte dans le débat. Depuis 2015, il alerte sur les dangers qui entourent le respect de l’intégrité et de la vie privée : «Alors que le numérique permet d’accumuler plein de données sur les citoyens, le cash remplit des fonctions de protection de la vie privée que nulle autre forme de monnaie ne peut garantir. Les espèces ne peuvent pas être piratées et ne laissent aucune trace», soutient l’ancien premier flic de Suède. «La monnaie représente le dernier espace de liberté dans le monde d’hypersurveillance et de traçabilité créé par le numérique», abonde Olivier Babeau, de l’Institut Sapiens.
Faire disparaître le cash ? Ni facile, ni sans conséquence. D’autant que le succès de l’application Swish révèle une autre tendance, analyse la banque nationale Suisse dans une enquête menée en 2017 : «Ces nouveaux procédés de paiement remplaceraient non pas l’argent liquide, mais plutôt les moyens de paiement sans numéraire existants». Plus que le cash, c’est la carte bancaire qui est menacée, abonde Marion Labouré, de la Deutsche Bank. Meilleur exemple en la matière : la Chine.
Essor des paiements mobiles
Pékin. Les Chinois vont et viennent dans les boutiques qui s’alignent le long de la rue Wangfujing, plus grande artère commerciale de la capitale. À la caisse, les règlements se font à la vitesse de la lumière, grâce à un simple scan de QR code reconnus par deux applications phares : Alipay et WeChat Pay. Ici, ni le cash ni la carte bancaire n’ont leur place. Le smartphone leur a tout simplement grillé la priorité.
Respectivement détenues par les géants Alibaba et WeChat, ces applis sont utilisées par la moitié de la population chinoise. Elles ont permis l’échange colossal de près de 3’000 milliards de dollars en Chine en 2016, a calculé la «Better than cash Alliance» dans une étude datée de 2017. Soit une multiplication par vingt en quatre ans !
Cette réalité semble bien éloignée des pratiques européennes. L’adoption du paiement par smartphone y reste très modeste. En dehors de la Pologne et de la Suède qui affichent des taux d’utilisation de 31% et 29% en 2020, seuls 9% des Français et 6% des Suisses ont déclaré y avoir recours, selon Statista. Le manque de confiance dans les entreprises gérant ces portefeuilles numériques reste un frein à leur développement, et conforte le cash dans sa position de monnaie fiable.
Dernier espace de liberté
Il n’a d’ailleurs jamais autant circulé en Europe, preuve de sa santé toujours vaillante. «En 2018, la valeur des espèces en circulation a augmenté de 5,2 % par rapport à 2017 pour l’ensemble de la zone euro», soulignait Erick Lacourrège, le directeur général des services à l’économie et du réseau à la Banque de France, devant des sénateurs en mars 2019. «La détention d’espèces comme épargne de précaution tend à se développer. Il faut bien différencier le cash comme moyen de paiement du cash comme valeur refuge», traduit Marion Labouré.
Les valeurs de confiance et de liberté qui lui sont associées font de la monnaie liquide un élément indéboulonnable du paysage monétaire. Et puis, à la fin, ce sont toujours les usagers qui ont le dernier mot. Or, dans la zone euro, près de trois-quarts des paiements sont encore réglés en espèces. L’heure du cash n’a pas encore sonné.