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Les micronations, pour qui, pourquoi ? – Graziano Graziani

Graziano Graziani est journaliste et animateur d’émissions de radio. Il est également auteur de pièces de théâtre et de documentaires. En 2020, il a publié «Passeport pour l’utopie», un ouvrage consacré aux micronations.

Pourquoi avez-vous écrit un livre sur les micronations ? D’où vient votre intérêt pour ce phénomène ?

J’ai découvert les micro-nations au milieu des années 2000, lorsque je travaillais pour un hebdomadaire. Je m’intéressais – entre autres choses – aux droits en ligne. À l’époque, le débat autour du téléchargement «peer to peer» et des droits d’auteur faisait rage et était polarisé. L’une des expériences les plus intéressantes et les plus controversées concernait The Pirate Bay, une plateforme suédoise de partage de fichiers. Ils ont même fondé un parti politique en 2006, le Parti Pirate, qui a été représenté au Parlement européen par un député. Parmi les initiatives de The Pirate Bay, qui cherchait un moyen d’échapper à la juridiction européenne en matière de droits d’auteur, figurait une proposition d’achat de la principauté de Sealand : à l’époque, les délits informatiques étaient liés à la juridiction de l’emplacement physique des serveurs. L’idée était de localiser les serveurs de partage de fichiers dans un pays où il n’y avait pas de législation restrictive en matière de droits d’auteur. Comme je ne connaissais pas l’histoire de la Principauté de Sealand, j’ai commencé à m’y intéresser pour pouvoir la raconter dans le journal. Le Sealand est une micro-nation, fondée en 1967, issue d’une expérience similaire à celle de The Pirate Bay. La plate-forme marine sur laquelle elle a été fondée avait été utilisée, à l’époque du monopole de la BBC, pour créer une radio pirate. En 2006, le Sealand était dans une impasse. Le Prince Michael, fils du fondateur, a envisagé de vendre la plate-forme. Ça m’a semblé être une histoire incroyable. J’ai rapidement découvert qu’il existait des dizaines d’histoires semblables dans le monde entier, à commencer par l’Italie, où, en 1968, Giorgio Rosa avait tenté une expérience similaire, allant jusqu’à construire sa propre plate-forme (l’Île de la Rose). C’est ainsi que m’est venue l’idée de construire un véritable Atlas de ces micro-États, pour raconter leurs aventures bizarres et visionnaires.

En lisant le livre, on découvre que les motivations des fondateurs de micronations sont diverses (politiques, culturelles). Est-ce que quelque chose unit ces micronations au-delà de leur statut commun ?

C’est vrai, ce sont des expériences très différentes. Même sur le plan politique, ils vont de la gauche anarchiste (comme dans le cas de Christiania) au libéralisme le plus pur (comme dans le cas de Liberland). À côté de ça il y a également des groupes d’étudiants ou des artistes qui ont compris le potentiel imaginatif de ces histoires et ont inventé à leur tour des nations très particulières. Techniquement, la seule chose que les micronations ont en commun, c’est le fait de déclarer unilatéralement leur indépendance et d’agir en marge du système juridique pour justifier leur revendication. D’un point de vue «narratif», cependant, ce qui unit ces expériences, c’est leur capacité à remettre en question notre idée traditionnelle de l’État, en nous disant que des questions telles que la citoyenneté, les droits et la souveraineté sont des concepts humains qui ont évolué au fil du temps et peuvent encore évoluer.

Que disent ces micronations de notre époque ? Est-ce qu’elles symbolisent la crise de légitimité des États modernes, et de citoyens qui cherchent des alternatives, ou est-ce juste un épiphénomène ? Et quelle différence ?

Ces histoires nous parlent de la crise du modèle de l’État-nation. Et elles nous renseignent également sur la distance qui s’est créée entre les citoyens et les institutions. Nous vivons aujourd’hui à l’ère des organisations transnationales, telles que l’ONU ou l’OMC, et il est impensable pour un citoyen ordinaire d’interagir avec elles. Jadis les partis politiques faisaient office de médiateurs entre les demandes des citoyens et les décisions des institutions. Cette médiation ne fonctionne plus depuis plusieurs décennies. Et même s’il s’agissait d’une médiation illusoire dans le passé, la perception qu’une participation active à la vie politique de son propre pays pouvait changer les choses était très répandue après la Seconde Guerre mondiale ; aujourd’hui, rares sont ceux qui croient que cette voie est réellement plausible. L’idée de fonder une nation et d’être «roi dans sa propre maison», aussi bizarre et fantaisiste soit-elle, témoigne également de la méfiance et de la distance qui ont été créées entre les États et les citoyens. Je ne crois pas, cependant, que les initiatives mises en place par les micronations soient de véritables alternatives : elles sont davantage un dispositif narratif, amusant et très puissant, pour raconter cet état de fait.

Quel futur attend ces micronations ? Est-ce que l’évolution technologique va entraîner une multiplication de ce genre d’aventures ? Et la pérennisation de certaines ?

Je ne crois pas que l’idée d’une sécession unilatérale soit réalisable aujourd’hui. Les lois ont changé, à commencer par les accords de 1998 qui sanctionnent la souveraineté étendue sur les fonds marins, ce qui empêche la revendication d’une nouvelle île, par exemple. L’expérience classique de la micronation est, je pense, épuisée. Mais il existe d’autres formes d’expérimentation, comme la nation spatiale d’Asgardia. Elle imagine de construire une station orbitale et, entre-temps, a mis en orbite un satellite qui, de facto, constitue tout son territoire. Nous sommes dans le domaine du futuriste, des expériences que les investisseurs de la Silicon Valley aiment tant (Peter Thiel, l’un des fondateurs de PayPal, a financé des entreprises qui étudient la création de villes flottantes, qui peuvent changer de juridiction en se déplaçant sur la mer). Toutes ces propositions sont attractives mais loin d’être une réalité concrète. Bien sûr, la technologie peut être un moyen d’avancer, mais cela signifie que seuls ceux qui sont en mesure de bénéficier d’investissements importants pourront tenter cette voie. Là encore, on est loin de l’esprit libertaire des micronations des années 1960, où même un individu isolé avec un groupe d’amis – comme Giorgio Rosa – avait l’audace de tenter de construire sa propre nation.

Propos recueillis par Nicolas Jutzet

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