loader image

Exploitation des données personnelles : à chacun sa part du gâteau

Internet : l’illusion du libre-arbitre ? – Épisode 3

Dans cette série – Internet : l’illusion du libre-arbitre ? – Anaïs Maréchal s’intéresse à l’impact d’internet sur notre libre-arbitre. Le troisième épisode de la série nous sensibilise à l’exploitation des informations collectées lors de nos opérations en ligne.

«Bonjour !

C’est moi, votre hobby favori, votre numéro de téléphone ou encore votre dernier achat en magasin. Je suis la donnée personnelle que vous avez dévoilée en créant une carte de fidélité, en vous inscrivant sur un site internet ou en acceptant les cookies. Si vous avez lu l’épisode précédent, vous savez que j’ai été «aspirée». Et quel système ! On se sert de moi pour entraîner des intelligences artificielles ou encore vous envoyer de la publicité. C’est de ce dernier usage que je vais vous parler : la publicité ciblée. Venez, je vous emmène avec moi pour découvrir le monde dans lequel je viens d’arriver.»

Tout commence lorsque vous ouvrez une page internet. À peine collectée, moi, votre donnée personnelle, je suis propulsée dans un univers où tout va très vite. Tellement vite que vous ne vous rendez compte de rien : en moins de 0,1 seconde, je vais passer de main en main pour permettre aux annonceurs d’afficher la publicité qui vous correspond le mieux ! Tout repose sur un système d’enchères en temps réel. Sur la page internet que vous consultez, il y a un encart publicitaire que l’éditeur du site souhaite vendre au meilleur prix. Il le met donc aux enchères. Des régies publicitaires – qui travaillent pour le compte de différents annonceurs – étudient la proposition. Leur but : monter les prix lorsque la publicité est intéressante pour l’un de leurs annonceurs. Une fois l’enchère remportée, l’annonceur peut afficher la publicité sur la page internet. Vous voici face à une publicité adaptée à vos centres d’intérêts et à votre personnalité !

Mais attention, lors de l’enchère, il ne s’agit pas de se tromper. Hors de question d’afficher une publicité pour un contrat d’obsèques si vous êtes un adolescent fan de baskets … «Le système d’enchères en temps réel ne sert à rien sans données personnelles, explique Patrick Waelbroeck, chercheur en économie de l’internet et des données personnelles à Télécom Paris. Elles sont le business model du micro-ciblage.» Revenons à mon épopée. Lorsque je me retrouve sur la plateforme d’enchère, tout le monde me compare à ses autres données personnelles – récupérées par ailleurs – pour voir s’il dispose d’autres informations sur vous. Si c’est le cas, les régies publicitaires pourront mieux vous cerner et vous proposer une publicité adaptée à vos envies du moment.

Tirer profit des bases de données personnelles

En pratique, ce ciblage de l’internaute est réalisé par un écosystème très complexe. Comme le racontent les chercheurs Kevin Mellet et Thomas Beauvisage, dès la fin des années 90, des acteurs du marketing comprennent l’intérêt de nous réunir toutes, nous, les données personnelles. Des entreprises comme Quantcast ou Weborama sont créées. Elles élaborent de précieuses bases de données sur les consommateurs en déposant des cookies-tiers sur de nombreux sites internet pour tracer l’utilisateur au cours de sa navigation. Ne reste plus qu’à en tirer profit : dans les années 2010, la publicité automatisée (appelée publicité programmatique) voit le jour et c’est le début des enchères en temps réel.

Ad Exchange, Supply Side Platform, Demand Side Platform, Data Management Platform … La liste des acteurs parmi lesquels je circule aujourd’hui est longue. De nombreux nouveaux métiers ont vu le jour. L’un des pivots de ce système, ce sont les places de marché numériques (appelées data marketplaces). Selon Dawex, l’une d’entre elles, elles permettent d’accélérer et faciliter la circulation des données. Elles sont d’ailleurs de plus en plus plébiscitées, comme le confirme le consultant Saegus qui observe un soutien croissant des fonds d’investissement. D’après lemondeinformatique.fr, la data marketplace de Snowflake a été enrichie par 76 % de listes de données supplémentaires au cours du premier semestre 2021. Groupements de commerçants, analystes financiers ou encore prévisionnistes météo, tous se retrouvent sur les data marketplaces pour nous échanger ! D’après le cabinet de conseil américain Gartner, «d’ici 2022, 35 % des grandes organisations seront soit des fournisseurs soit des acquéreurs de données via des Data Marketplaces organisées, contre 25 % en 2020.»

Des sociétés sont même spécialisées dans l’achat, le tri, la structuration et la revente des données. Grâce à ces courtiers en données, les activités des internautes prennent une réelle valeur économique. «Les informations sont partout, mais un vrai travail de fabrication est nécessaire pour qu’elles circulent sous forme de données et soient échangeables», détaille Jérôme Denis, professeur au centre de sociologie de l’innovation de Mines ParisTech. Grâce à ça, les annonceurs peuvent envoyer leurs publicités à un groupe de personnes les plus susceptibles d’interagir avec la publicité. Moi, votre donnée personnelle, je me retrouve – grâce aux courtiers – liée à de nombreuses autres, je prends de la valeur, et tout le monde peut m’acquérir sur les data marketplaces. Sur celle de Snowflake, il est possible d’acheter l’IMC et le niveau de pratique sportive de 242 millions d’Américains, les coordonnées de 33 millions de professionnels ou encore le suivi GPS de 700 millions de personnes issu d’applications installées sur leur téléphone.

Vers un marché mondial dominé par les données

«De plus en plus d’entreprises font du commerce de données, mais les courtiers en font leur activité principale», précise Patrick Waelbroeck. Dans Sécurité & Défense magazine, la chercheuse en protection des données Laurane Raimondo estime «qu’en 2020, les entreprises de courtage de données seraient environ 4 000 dans le monde à brasser plus de 170 milliards d’euros, un chiffre qui va s’accroissant de manière exponentielle […].» Il faut dire que grâce à moi, le marché de la publicité numérique a explosé. D’après un avis en 2018 de l’Autorité de la concurrence, elle est la source principale de revenus pour des milliers d’éditeurs sur internet et est devenue le premier média publicitaire. Facebook et Google dominent ce marché : en 2020, Facebook a engrangé plus de 84 milliards de dollars grâce à la publicité, soit près de 98 % de ses recettes. «À terme, il n’y aura plus qu’un seul marché dans le monde, celui de la donnée, assène Patrick Waelbroeck. Que Facebook réalise son chiffre d’affaires sur la valeur des données personnelles illustre déjà la valeur de ce marché.»

Moi, je ne serai plus là pour le voir. Une fois aspirée dans cette énorme machine, ma durée de vie est limitée à 13 mois, comme le prévoit le Règlement général sur la protection des données (RGPD). Qu’importe, j’aurai déjà permis de vous classer dans des catégories, et je serai bien vite remplacée par toutes les données que vous générez chaque jour en naviguant sur internet.

Si vous vous pensez malgré tout à l’abri de l’influence des annonceurs, nous vous invitons à découvrir l’efficacité de l’hypernudge dans le prochain épisode.

Newsletter de Liber-thé

Des articles, des études, toute l'actualité libérale dans notre newsletter. Une fois par mois.
Je m'inscris
close-link