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«Avec les monnaies locales complémentaires, les citoyens se réapproprient leurs libertés» – Bruno Théret

Directeur de recherche émérite au CNRS, Bruno Théret est membre du pôle «Sociologie politique de l’économie» de l’Institut de Recherches Interdisciplinaires en Sciences Sociales de l’Université Paris Dauphine – PSL. Économiste et activiste du cash, il défend un «ré-enchantement» de la monnaie face à l’atrophie générée par le numérique.

La disparition du cash nest-elle que la conséquence du développement inéluctable des technologies ?

Pas seulement. Il y a un projet politique très puissant derrière cette tendance, incarné par la Better than Cash Alliance. Le mouvement se présente comme un partenariat de 77 membres : États, banques, organisations internationales telles que l’Unicef, mais aussi des grandes entreprises du secteur du paiement. On y retrouve Visa et Mastercard. Leur idée ? Accélérer le passage au paiement numérique dans les pays en développement. Autrement dit : établir le monopole de la finance de marché – banques et autres intermédiaires financiers, dont les «fintechs» – sur la monnaie. Entre les lignes, on retrouve un vieux projet colonial : celui de financiariser puis de contrôler l’usage des revenus des plus pauvres. Il y a une convergence des intérêts entre les États qui voient dans la numérisation des paiements l’occasion d’élargir leur base fiscale, et la finance de marché qui cherche à s’imposer comme intermédiaire dans tous les échanges pour en tirer profit.

Le déclin de lutilisation du cash représente-t-il une menace pour les libertés ?

Oui, parce qu’avec le numérique nos transactions ne sont plus anonymes, ni gratuites. Aujourd’hui, les banques sont capables de mesurer quelle part de votre budget mensuel est dédiée à tel poste de dépense. Il y a certes un aspect pratique et immédiat qui apporte un certain confort dans la vie quotidienne. Mais la numérisation des moyens de paiement tend à annihiler notre capacité de réflexion sur la manière dont on consomme. Non seulement cela ampute la liberté et l’anonymat, mais cela atrophie la réflexion sur le monde qui nous entoure. De plus en plus, les monnaies locales complémentaires s’affirment comme un moyen de reprendre le contrôle de ces libertés qui nous échappent.

De quelle manière ?

Dans la zone euro, la monnaie unique est émise selon une logique financière régulée par une politique monétaire transfrontalière visant à stabiliser la valeur de l’euro. L’euro est considéré prioritairement comme un actif financier et une devise internationale, et non comme un moyen pour accroître le bien-être de tous. Il n’est donc pas étonnant que les habitants des régions défavorisées cherchent à se réapproprier la monnaie en émettant des monnaies locales dont la vitesse de circulation est démultipliée par rapport à celle de l’euro bancaire. Présentes un peu partout dans le monde, il est impossible de toutes les citer. Il y en a un peu plus de 80 en France actuellement, dont la plus importante en volume d’affaires est l’Eusko, qui circule dans le Pays basque français.

L’existence du WIR, une monnaie de crédit mutuel née lors de la crise des années 1930 en Suisse et qui permet encore aujourd’hui à 60’000 PME suisses de développer leur activité malgré le manque de liquidités en francs, montre par ailleurs qu’il s’agit de dispositifs qui peuvent être permanents et ne se justifient pas seulement par des raisons économiques. Adossées à la monnaie nationale, ces monnaies redirigent la consommation vers les commerces et services de proximité. En tant que «communs», elles entretiennent les liens sociaux à l’échelle locale, là où l’essentiel de la vie se passe pour une immense majorité de personnes. Elles favorisent la transition écologique et sociale en privilégiant les circuits courts et la définanciarisation de l’économie. Les gens qui les mettent en place, qui les gèrent, et même ceux qui simplement les utilisent, font par là un usage démocratique de leur liberté, associée à leur citoyenneté. Il s’agit ici d’une liberté positive, pro-active, démocratique, consistant à construire un commun en déployant une activité citoyenne, et non plus seulement d’une liberté négative, défensive, libérale, «propriétarienne», protégeant chacun contre l’empiètement des autres, notamment des GAFAM qui, grâce au ciblage et à la capture de nos données personnelles, s’introduisent dans notre vie quotidienne.

Ces monnaies fonctionnent parce quelles incarnent aussi une identité locale ou régionale forte…

Le rôle de la symbolique est très fort, car toute monnaie repose sur la confiance de ses utilisateurs. En Grande-Bretagne par exemple, les habitants de Bristol ont organisé un concours d’artistes pour illustrer les billets de leur monnaie locale, le «Bristol pound». Les billets sont très beaux et symbolisent les valeurs de la communauté, ils constituent un support publicitaire pour leur propre circulation. Les monnaies locales sont aussi comme toute monnaie, mais à leur échelle, les monnaies d’un réseau social et d’un circuit économique. Des «monnaies du lien» pour parler comme l’économiste Jean-Michel Servet. Il faut ré-enchanter la monnaie en rappelant qu’elle est avant tout un bien public commun. Ces initiatives locales le font parfaitement ressortir. 

Larrivée de nouveaux moyens de paiements numériques comme les cryptomonnaies nest-elle pas libératrice pour des gens exclus du système bancaire traditionnel ?

Cela dépend de l’usage qui est fait de ces nouveaux instruments. Le Bitcoin s’apparente de plus en plus à un pur actif financier qui s’éloigne de ses principes affichés d’origine, libertaires et décentralisés. Son caractère énergivore et de prédation minière l’oppose de manière radicale aux monnaies locales complémentaires. Reste que cela n’est pas forcément le cas pour d’autres cryptomonnaies, qui s’apparentent plus à des monnaies alternatives mobilisant à diverses fins la technologie de la blockchain. Celle-ci s’annonce prometteuse dans la protection des données personnelles, y compris dans un système centralisé, condition pour qu’on puisse parler de cash numérique.

Quel regard portez-vous sur les monnaies numériques de banques centrales ?

Encore une fois, leur usage va dépendre de la manière dont elles seront conçues. Leur caractère centralisé est a priori inquiétant, dans un contexte de montée généralisée de l’autoritarisme politique. Si elles sont entre les mains de gouvernements autoritaires, leurs conséquences pourraient être désastreuses pour les libertés. La Chine en est un bon exemple. Par ailleurs, si le système électronique plante, ou en cas de piratage, on se retrouve sans système de paiement. On a là une incitation au déploiement irrationnel d’une sécurisation sans fin d’un système qui n’est pas résilient. En Allemagne, il est conseillé aux citoyens de garder une petite réserve de liquide, au cas où. La liberté, tout comme l’efficacité, réside finalement dans la pluralité des formes et des dispositifs de paiement. L’histoire montre qu’il existe une certaine complémentarité entre les pièces, les billets, les chèques, les cartes bancaires… La liberté, c’est avoir le choix.

Propos recueillis par Cécile Lemoine

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