loader image

Le retour des philosophes – Ayn Rand

Dans cette série, nous imaginons des philosophes libéraux revenir à la vie dans notre époque et nous les faisons réagir sur des évolutions contemporaines. En 2022, quelle serait leur réaction ? Dans ce dixième épisode, Mathilde Berger-Perrin imagine Ayn Rand en train de défendre sa vision de la morale, devant le Congrès aux USA.

Sur la route de Washington, Ayn fume cigarette sur cigarette. «Essaie de dormir» lui murmure Frank. «Il faut que tu assures demain». Ayn n’aime pas quand son mari conduit, elle se sent dépendante, mais rien à faire : cette nouvelle voiture électrique, elle n’arrive pas à la prendre en main. Dormir ? Comment le pourrait-elle : c’est la veille de son audition au Congrès américain ! Ce n’est pas la peur qui la tient éveillée. C’est l’excitation : cette audition est l’occasion rêvée d’argumenter en faveur de sa vision de la morale, de l’homme, et même des États-Unis ! Elle compte bien défendre le mérite de ses élèves. Si elle est au Congrès demain, c’est parce que 6 d’entre eux sont accusés de concurrence déloyale et pratiques monopolistiques.

À 41 ans, Ayn Rand est à la tête de The Fountainhead Academy, un institut d’éducation à l’entrepreneuriat et incubateur de startups. Howard Roark et Dominique Francon, promotion 1, ont fondé en Suède une multinationale de bâtiments et de meubles en kits, Kitea. Alors que les grèves de train battaient leur plein, Dagny Taggart promotion 2, a fondé Ebur, une application pour mettre en relation les voyageurs et les VTC. Elton Must, 3e promotion, a fondé Tusla et révolutionne le marché des voitures, grâce à des technologies peu dépendantes de ressources fossiles. Francisco d’Anconia a fondé une cryptomonnaie que tout le monde s’arrache, le Galtcoin. Enfin, Atlas Shrug est à la tête de Netfixe, leader mondial de films et séries à la demande.

Miss Rand, l’audition commence. Nous attendons de vous la plus grande franchise. 

Ayn Rand (AR) : Si vous voulez, mais nul besoin de votre Bible, pour me faire dire la vérité, rien que la vérité. Je ne tiens que des propos vrais, car rationnels. Si vous avez un doute, vérifiez mes prémisses, plutôt que de vous en remettre à votre Dieu, comme quand vous faites jurer le Président.

Le congressman est ahuri. Puis il reprend ses esprits. Il se racle la gorge dans le micro, faisant sursauter dans la salle des centaines de têtes. 

Miss Rand, pouvez-vous nous expliquer que les fondateurs de 6 des plus grandes multinationales soient issus de votre école ?

AR : Parce qu’elle leur enseigne à préserver leurs intérêts. Je forme des créateurs. L’Indépendance est la condition de la créativité, se distinguer est le critère de réussite dans mon école. La première leçon est la suivante : un homme ne doit pas être motivé par le désir d’écraser les autres, mais par celui d’accomplir de grandes choses. Cela n’a rien d’un impératif altruiste : ce qu’ils réalisent, ils le font pour eux.

Vos élèves cumulent une richesse démesurée ! Les bilans de leurs entreprises équivalent à 80% de la richesse des Américains !

AR : Qui êtes-vous pour statuer s’ils ont trop ou pas assez ? Leur mérite ne se mesure qu’au succès de leur travail. Les créations de la prochaine promotion de mon école rendront peut-être caduques celles que vous condamnez. 

Parlons du processus de sélection de votre école. Pouvez-vous nous assurer que tout le monde y a sa chance ? 

AR : Parfaitement. Il n’y a qu’une seule question pour les sélectionner : «Qui est John Galt ?». C’est pour identifier quel est selon eux, l’idéal humain. L’héroïsme, si vous préférez. Vos électeurs pourraient s’en inspirer aux prochains midterms.

Rires gênés dans la salle.

Étant donné le succès systématique de vos élèves, vous reconnaîtrez que vous avez une responsabilité envers la société. Avez-vous pris en compte des critères de justice sociale ?

AR : J’ai une responsabilité : maintenir la qualité de mon enseignement. C’est pour ça que j’ai refusé la nationalisation de The Fountainhead Academy.

Rires. 

AR : La seule justice que je connaisse est celle de la raison. Aucun candidat n’est la somme de son histoire, à l’intersection d’une ethnie, d’un sexe ou de goûts en matière de cinéma. Non, je les vois comme la plus petite entité de la société : des individus. Je les sélectionne sur leur capacité de raisonnement. Permettez-mois de souligner que parmi vos accusés, il y a deux femmes ; M. Roark est roux et sans diplôme, M. d’Anconia latino-américain. Et qui vous dit que M. Galt n’est pas noir ?

Ayn ne quitte pas son interlocuteur des yeux tout en jouant avec son médaillon en forme de dollar.

Les entreprises créées par vos étudiants ont bouleversé des industries entières, et fragilisé des marchés ! Les taxis se révoltent contre les Ebur. Les banques centrales s’affolent de voir circuler des monnaies sans valeur établie.  L’arrivée de Kitea a fermé des chantiers. Enfin, Netfixe vide nos salles de cinéma ! Trouvez-vous que ces entreprises fassent du bien à notre monde ? 

AR : Oui parce que cela est moralement juste. Si ces entreprises prospèrent, c’est parce que leurs secteurs sont désuets. Personne n’est forcé d’utiliser ces services ! Je n’en dirais pas autant de votre désastreuse compagnie postale. De quoi les accusez-vous, d’avant-gardisme ?

Laissez-moi reformuler ma question. Qu’apportent ces entreprises à la communauté ? 

AR : Parce que vous trouvez moralement juste qu’une entreprise «apporte quelque chose» ? Sur quelle prémisse vous reposez-vous ? Ah, j’oubliais, votre Bible, bien sûr.

La salle retient son souffle. Ayn ajuste son chemisier de soie : 

AR : Lorsqu’on a voulu changer le régime des cheminots et que la grève des trains a duré deux mois, des centaines de personnes n’ont pas perdu leur job, parce qu’elles pouvaient s’y rendre, ou parce qu’elles ont trouvé une source alternative de revenus en devenant chauffeurs. Lorsque l’immobilier a explosé à New-York, Paris ou Londres, la classe moyenne a pu y rester grâce à des meubles en kits qui permettaient de vivre dans des surfaces plus réduites, et de devenir propriétaires. Pendant le Covid, n’étiez-vous pas tous heureux de pouvoir consommer vos séries et films préférés ? En 2008, la crise des subprimes en a surpris plus d’un, aujourd’hui la guerre en Ukraine a fait chuter le cours de nombreuses actions mais aussi de nombreuses monnaies. Les possesseurs de GaltCoin ont été imperméables à toutes ces fluctuations. Les voitures Tusla ont permis à des centaines de milliers d’automobilistes de s’affranchir du pétrole sov… pardon, russe.

Votre politique est basée sur une vision mystique. Vous voulez amputer le progrès au nom de l’altruisme. Mes élèves ont bâti leurs créations sur un seul principe, énoncé par Aristote : A est A. L’existence existe, et à partir de là, l’homme n’a qu’un sens à suivre : créer pour s’adapter à son environnement. Le seul but moral de l’homme consiste à être heureux. Vous prêchez que le bonheur et la prospérité sont des péchés. Je prêche le contraire. Mes élèves composent avec l’existant, que vous refusez de voir derrière vos lunettes embuées de principes. 

Illustration, Morgane Grosset

Comment expliquez-vous que ces entreprises contournent l’imposition ? 

AR : Mes élèves ont fourni les services que vous, que l’État, n’étiez pas en mesure d’assurer. Et vous voudriez leur prendre un pourcentage sur leur travail ? Dans ce cas de figure, Monsieur, l’impôt c’est du vol.

L’assemblée est choquée. 

Silence ! Silence ! Poursuivons. Cela fait 10 jours que vos anciens étudiants ont disparu, où sont-ils ?

AR : Dans la SiliGalt Valley. C’est leur réunion d’anciens. Cette audition étant télévisée, je protégerai leur emplacement exact. 

Avez-vous quelque chose à ajouter ?

AR : Pardonnez mon impolitesse, je viens de regarder mon téléphone : les stocks des entreprises de mon académie ont pris 15% depuis le début de cette audition. Je remercie vos collègues, que je vois tous les deux, mains sous la table et le visage éclairé par leurs écrans de smartphone.

Sur les marches du Capitole, Ayn reprend une cigarette. Dur de se faire à l’interdiction de fumer dans les lieux publics. 

Tu as été formidable, ma chérie, dit Frank.

AR : Je serai formidable quand je pourrai conduire cette satanée voiture sans être un danger pour les autres.

La Tusla quitte Washington, sans un bruit. Les députés américains n’en verront que sa plaque : A I5 A. 

Newsletter de Liber-thé

Des articles, des études, toute l'actualité libérale dans notre newsletter. Une fois par mois.
Je m'inscris
close-link