Dans cette série, nous sommes en 2035, les États-Unis sont devenus une dystopie dans laquelle les libertés se sont peu à peu éteintes. Voici une rétrospective sur deux décennies de déclin. Troisième épisode : «Ayn Rand annonciatrice de l’Amérique de 2035». Une série de Matthieu Creson.
Dans le dernier article de cette série, nous insistions sur le fait que les Démocrates de 2035 se sont attachés depuis quinze ans à faire reconnaître toujours plus de «droits» en tous genres, dans la continuité du projet de F. D. Roosevelt en vue d’établir une deuxième Déclaration des droits – économiques, et non plus politiques. Or Ayn Rand avait déjà critiqué la tendance pernicieuse à l’inflation des droits. «Le “truc”, écrit-elle dans La Vertu d’égoïsme, fut le transfert du concept de “droit”du domaine politique au domaine économique». «Un droit n’inclut pas sa réalisation matérielle par autrui, poursuit-elle ; il inclut seulement la liberté de prendre toutes les actions nécessaires pour le réaliser, par ses propres moyens et son propre effort». Ayn Rand insiste ainsi sur la formule des fondateurs américains : ils parlaient du droit à la poursuite du bonheur, non du droit au bonheur. «Cela signifie, écrit-elle dans le même texte, qu’un homme a le droit de prendre des actions qu’il estime nécessaires pour réaliser son bonheur ; cela ne signifie pas que les autres doivent le rendre heureux. Le droit à la vie signifie qu’un homme a le droit de gagner sa vie par son propre travail (à n’importe quel niveau économique, aussi haut que son habileté le conduira) ; cela ne signifie pas que les autres doivent lui procurer les nécessités de la vie. Le droit à la propriété signifie qu’un homme a le droit d’engager les actions économiques nécessaires pour acquérir des biens, pour les utiliser et en disposer à sa guise ; cela ne signifie pas que les autres doivent les lui procurer».
De même, il n’y a pas pour Ayn Rand de «droit à un emploi», mais seulement «droit de libre échange, c’est-à-dire le droit d’un homme d’accepter un emploi si quelqu’un choisit de l’engager». Il n’existe pas non plus de «droit à un foyer», mais ici encore droit de libre échange, à savoir en l’espèce «le droit de se construire un logement ou de l’acheter». En bref, il n’y a de droits pour Ayn Rand que les droits de l’homme, et il ne peut donc exister de «déclaration des droits économiques».
Ces objections pourraient paraître essentiellement théoriques : or si Ayn Rand y attache tant d’importance, c’est aussi et peut-être surtout parce que la volonté de définir et de garantir autoritairement ces «droits» économiques ne peut manquer de nuire au respect des droits politiques fondamentaux de l’individu. Ayn Rand remarque ainsi que les défenseurs des droits économiques en sont venus à détruire en réalité les droits politiques. «Lorsqu’il est illimité et non assujetti au respect des droits individuels, poursuit-elle, un gouvernement est l’ennemi le plus mortel des hommes. Ce n’est pas comme protection contre des actions privées, mais contre des actions gouvernementales, que la Déclaration des Droits fut écrite».
Ainsi les Démocrates les plus radicaux de 2035 entendent-ils transposer en Amérique même le principe de quasi gratuité des études supérieures, tel qu’il prévaut par exemple dans le système universitaire français. On peut certes trouver excessifs, voire parfois déraisonnables les frais de scolarité exigés par certaines universités outre-Atlantique. Mais plutôt que d’inciter à faire confiance à la société pour trouver des solutions à de tels problèmes, et au lieu de laisser les individus libres et responsables de leurs décisions, les liberals de 2035 tentent d’imposer l’idée que seule une vigoureuse action étatique rendra l’accès aux études supérieures plus équitable et «démocratique». Soulignons à ce propos que les Américains ont toujours la possibilité s’ils le souhaitent de faire leurs études dans un pays où les frais de scolarité sont moins élevés : il est de ce point de vue essentiel d’encourager la libre concurrence des universités entre elles, et non de la contrecarrer.
Par ailleurs, le «droit» à la gratuité des études supérieures peut être considéré comme un faux droit, derrière lequel se cache en fait cette réalité : l’assurance de ce «droit» à la gratuité implique toujours le fait d’extorquer quelque chose à quelqu’un d’autre. En effet, la «gratuité» des études ne peut que résulter du financement de celles-ci par quelqu’un d’autre, et ce contre son propre gré. Or est-il moral d’encourager ce genre de transferts d’un individu à l’autre, sous prétexte que l’un l’exige au nom de l’égalité et de la «démocratie» ? À travers la rhétorique prétendument humaniste dont elle use, l’ultragauche américaine essaye en fait de faire paraître comme morale et légitime l’action d’un État toujours plus interventionniste, outrepassant largement ses seules missions régaliennes de protection des droits politiques des individus et de garantie de la propriété privée. Un État que le libéral français du XIXe siècle, Fréderic Bastiat, qualifiait, en une citation n’ayant rien perdu de sa pertinence ni de son actualité, de «grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde».
De dirigeant à serviteur, de serviteur à dirigeant : l’évolution du pouvoir gouvernemental
Alors qu’un gouvernement se devait d’être «sage et frugal» et, pour ce faire, d’être «entravé par des chaînes constitutionnelles pour l’empêcher de mal faire» (1799) selon Jefferson, le gouvernement en 2035 paraît en être tout l’opposé : imprudent et vorace. Tous les projets financés par de l’argent public semblent être légitimés du moment que leur réalisation est censée concourir au développement de la «justice sociale» et de l’ «équité» parmi les citoyens. Les «chaînes constitutionnelles» contraignent donc de moins en moins le gouvernement, dont on se méfie de moins en moins en tant que tel : comme l’avait déjà montré la crise du Covid-19, on attend désormais à peu près tout de l’État, on exige de lui qu’il résolve tous nos problèmes à notre place, quitte à ce que nous lui accordions toujours davantage de pouvoir non contrôlé. Cette tendance à l’hypertrophie étatique, les fondateurs l’avaient d’ailleurs présente à l’esprit et s’étaient employés à la prévenir par une Constitution et une Déclaration des droits.
Pour la première fois dans l’histoire des sociétés humaines, les fondateurs avaient contraint le gouvernement à être, selon les mots d’Ayn Rand, non plus «dirigeant» mais «serviteur» : «Il y a deux violateurs potentiels des droits de l’homme, écrit-elle : les criminels et le gouvernement. La grande réalisation des États-Unis fut d’établir une distinction entre eux, en interdisant au second une version légalisée des activités du premier». La Déclaration d’Indépendance avait disposé que «pour préserver (les droits individuels), des gouvernements sont institués entre les hommes». «Ainsi, ajoute Ayn Rand, la fonction du gouvernement passa du rôle de dirigeant à celui de serviteur. Le gouvernement fut établi pour protéger l’homme des criminels, et la Constitution fut écrite pour protéger l’homme du gouvernement. La Déclaration des Droits n’était pas dirigée contre les citoyens privés, mais contre le gouvernement – comme une déclaration explicite que les droits individuels priment tout pouvoir public ou social».
Qu’en est-il donc de la place et du rôle accordés au pouvoir gouvernemental en 2035, comparativement à ce qu’ils furent durant les temps de l’Amérique ? Pour citer encore Jefferson, le «bon gouvernement» est celui qui «retiendra les hommes de se porter tort l’un à l’autre, et pour le reste les laissera libres de régler leurs propres efforts d’industrie et de progrès, et n’enlèvera pas le pain de la bouche du travailleur qui l’a gagné» (premier discours d’investiture, 4 mars 18011). Or comme l’a dit l’essayiste Dinesh D’Souza dans United States of Socialism (New York, All Points Books, 2020), les tenants de l’actuel «progressisme» radical américain entendent par exemple faire comprendre aux minorités ethniques qu’elles doivent leur situation actuelle au passé (raciste et esclavagiste) des «mâles blancs capitalistes américains». Ce que ces derniers ont acquis, poursuit D’Souza dans sa description du nouveau discours socialiste américain, ne leur appartient pas vraiment, car soit ils vous ont spoliés, soit leurs ancêtres ont spolié les vôtres. Dans ces conditions, il ne paraît donc pas choquant d’ «enlever le pain de la bouche du travailleur qui l’a gagné» car, selon ce même discours, le travailleur en question ne l’aurait pas lui-même vraiment gagné. Ainsi paraît donc légitimée l’ambition affichée par la nouvelle gauche américaine d’élargir toujours davantage le champ d’action de la puissance étatique, à l’inverse de ce qu’avaient cherché à faire en leur temps les fondateurs américains.
1 Cité dans Alain Laurent et Vincent Valentin, Les Penseurs libéraux, Paris, Les Belles Lettres, 2012, p. 773-774.