Alain Laurent est philosophe et essayiste. Il est l’auteur du livre «Responsabilité. Réactiver la responsabilité individuelle».
Entre l’égoïsme et l’individualisme, quelle est la différence ?
Dans ses acceptions et pratiques courantes, l’égoïsme consiste à ne vivre que pour soi, que pour ses propres intérêts, qu’ils soient vitaux (c’est alors un égoïsme «sain») ou triviaux. C’est un comportement axé sur un «uniquement moi» sans souci des autres ou à leur éventuel détriment (l’égoïsme prédateur et irresponsable). À noter toutefois qu’il en existe au moins deux versions plus «ouvertes» : celle de Stirner dans L’Unique (1844), qui débouche sur une possible et souhaitable «association» entre égoïstes se respectant mutuellement, – et celle d’Ayn Rand, l’«égoïsme rationnel» (La vertu d’égoïsme, 1964), expressément ni prédateur ni «sacrificiel» puisqu’il refuse de sacrifier les autres à soi, «rationnel» en ce sens que, centré sur un libre accomplissement de soi, il exclut la satisfaction de pulsions erratiques et violentes, et impose le respect de l’égal égoïsme rationnel des autres.
Bien que dans la doxa collectiviste contemporaine dominante, on s’efforce frauduleusement de les assimiler (assimilation dénoncée par Karl Popper dans La société ouverte et ses ennemis, 1945), l’individualisme bien compris se situe existentiellement et moralement sur un tout autre plan que l’égoïsme ordinaire. S’il consiste à vivre d’abord pour soi, ce qui compte est avant tout de vivre par soi : de décider par soi-même de ce qui nous importe, de s’autodéterminer, de viser à l’indépendance d’esprit, d’assumer et revendiquer la responsabilité de soi. On le comprend encore mieux en soulignant ce à quoi il s’oppose : le conformisme, le paternalisme, le collectivisme étatiste ou groupiste.
Pour ses détracteurs, une doctrine basée sur l’individu, telle que le libéralisme, n’est pas compatible avec la solidarité et l’altruisme. Quelle est votre réponse à ce sujet?
Dans la perspective libérale classique, ce qui est refusé et combattu, c’est la solidarité forcée et unilatérale décrétée et imposée par l’État, qui revient à spolier l’individu entreprenant et productif en le transformant en esclave fiscal (voir Frédéric Bastiat, Harmonies économiques, 1850). La solidarité est avant tout un libre sentiment moral, et non pas le pilier d’un système étatique de redistribution coercitive. Bienvenue est en revanche la solidarité volontaire et si possible réciproque, où l’on choisit qui l’on veut aider et comment, de manière personnelle ou en libre association avec d’autres.
Censé être le ressort «moral» de la solidarité, l’altruisme n’a jamais été mieux caractérisé que par l’inventeur historique du mot, le progressiste Auguste Comte : «Vivre pour autrui». Le terme qui compte, en l’occurrence est bien évidemment «pour», c’est-à-dire se consacrer intégralement au bien de l’autre, en s’oubliant soi-même dans une abnégation («se nier»!) morbidement sacrificielle – ce qu’a fort justement vu et fustigé plus tard Ayn Rand, qui a fait de l’altruisme l’immoral support du collectivisme. Si on prend ce terme dans son usage ordinaire actuel, soit se soucier du sort d’autrui, il ne vaut guère mieux : à l’exception en effet des égoïstes invétérés ne vivant que pour eux-mêmes, qui donc ne porte pas spontanément de l’intérêt au sort des autres, ou au moins de certains autres ? Pas besoin d’être «altruiste» pour cela.
Vous défendez l’idée que le libéralisme apporte une philosophie sociale à l’individualisme. Pouvez-vous développer ?
Philosophie du libre accomplissement de soi et de l’indépendance personnelle, l’individualisme se vit seul, et ne suffit donc pas à proposer un mode d’emploi en commun, si l’on peut dire. C’est justement ce que lui apporte le libéralisme (qui de son côté n’a aucun sens à être pratiqué seul), en tant que philosophie sociale du primat de la plus grande et égale liberté individuelle : un mode d’organisation politique des conditions de possibilité de la coexistence et, mieux encore, de la coopération volontaire entre libres individus. En définissant et garantissant des droits individuels (en particulier de propriété et de libre expression) assortis d’obligations de les respecter, le libéralisme est en quelque sorte la mise en cohérence d’un individualisme généralisé.
L’égoïsme peut-il tout de même être une valeur morale ?
Sous condition d’être purgé de toute tentation prédatrice et de prendre en compte celui des autres, l’égoïsme peut être porteur d’une éminente valeur morale, en ce sens qu’il ancre solidement la liberté individuelle dans le vital souci de soi dont il était question plus haut. En lui s’incarne (dans la plus forte et littérale acception de l’idée d’«incarnation») le désir et la volonté de vivre en tant qu’individu, aux antipodes de toute morbide haine ou dépréciation de soi. C’est à ce sain amour de soi et à un légitime «moi d’abord» ou du moins «moi aussi» que pensait Ayn Rand lorsque critiquant l’altruisme mortifère, elle remarquait : «pourquoi le bonheur des autres devrait-il passer avant le mien ? Compteraient-ils plus que moi ?»
Quelle réponse l’individualisme libéral peut-il apporter au retour du tribalisme ?
Une réponse musclée de combat, car permis et impulsé par le multiculturalisme dégradant la société ouverte en juxtaposition de communautés closes sur elles-mêmes, le tribalisme contredit toutes les valeurs de l’individualisme libéral. Alors que celui-ci promeut l’émancipation des individus en les faisant accéder à la libre disposition pacifique d’eux-mêmes, le tribalisme, qui est forme de collectivisme sociétal et totalitaire, les met sous tutelle du groupe, les dissout dans ce que Nietzsche a dénommé de manière répulsive «le troupeau» où ils sont assignés à résidence surveillée. C’est la raison pour laquelle les grands penseurs libéraux du vingtième siècle (K. Popper aussi bien que Hayek et Ayn Rand) ont explicitement désigné le «tribalisme» comme l’un des ennemis publics n°1 d’une société de liberté. La seule tolérance libérale envisageable pour le mode de vie tribal est qu’on puisse y entrer volontairement, en sortir librement, mais aussi qu’il ne s’accompagne d’aucune revendication de privilège, qu’il respecte les règles de vie commune et s’abstienne de toute tentation d’imposer ses normes liberticides à l’ensemble de la société (en particulier en voulant museler les libertés d’expression ou de mœurs).