Mark Schelker est professeur à la chaire d’économie publique, à l’Université de Fribourg.
On reproche parfois au libéralisme d’incarner «la loi du plus fort». Est-ce vrai ?
Non, au contraire ! Le libéralisme n’est pas la même chose que la liberté illimitée et la loi du plus fort. Ça, c’est l’anarchie. Les idées libérales ont précisément émergé de la démarcation avec l’anarchie. Dans la perception de Thomas Hobbes, la liberté illimitée mène à la «guerre de tous contre tous» et donc à la non-liberté et à l’asservissement, car seul le plus fort est ainsi libre. D’un point de vue libéral, certaines restrictions de la liberté sont nécessaires pour assurer la plus grande liberté possible à tous. Pour dire les choses simplement, ma liberté s’arrête là où elle limite la liberté des autres. La poursuite du développement des idées libérales avec des restrictions supplémentaires de la liberté a conduit au néolibéralisme.
Sur la base de cette idée de liberté, les libéraux ou les néo-libéraux partent du principe que les individus connaissent le mieux leurs besoins, leurs préférences, leurs forces et leurs faiblesses ainsi que leurs possibilités d’action, et qu’ils peuvent prendre eux-mêmes les meilleures décisions possibles. Cette compréhension place les gens et leur raison au centre de l’intérêt. Les lois et normes imposés par l’État ne fixent que des limites strictement nécessaires, et, sans légitimation préalable, laissent le pouvoir d’agir aux individus. Ce sont les individus qui transmettent le pouvoir d’agir aux acteurs étatiques et non l’inverse. De ce point de vue, le pouvoir de l’État ne peut être utilisé qu’à titre de prêt et avec prudence et retenue.
Quel contrepouvoir permet de limiter la loi du plus fort d’un point de vue législatif ?
Parce que les individus délèguent leur pouvoir de décision collective à des délégués, ces délégués doivent également pouvoir être contrôlés et maîtrisés. Sinon, la loi du plus fort se reproduit simplement au niveau politique. Dans une démocratie libérale, il n’y a donc pas de délégation absolue du pouvoir de décision, mais seulement une délégation temporaire d’un pouvoir de décision limité. Les élections régulières marquent cette dimension temporelle. Grâce aux élections, les citoyens peuvent sanctionner les élus qui abuseraient de leur position à des fins personnelles. Cette possibilité de sanctions incite les élus à s’orienter (au moins partiellement) en fonction des préférences des citoyens. L’exemple classique du transfert de pouvoir limité est la fameuse «séparation des pouvoirs». La délégation de pouvoir se fait à différentes personnes dans différentes institutions. Il s’agit de l’exécutif, du législatif et du judiciaire. Ces institutions ont un champ d’action limité et ne peuvent agir que conjointement.
Mais il n’y a pas que ces pouvoirs classiques. Il y a d’autres contrepouvoirs. Le bon fonctionnement d’une démocratie comprend également des médias libres, diversifiés et compétitifs. Ils jouent un rôle décisif dans l’information des citoyens. Sans informations facilement disponibles, les citoyens peuvent difficilement contrôler leurs représentants élus. Une dimension supplémentaire de contrepouvoir est induite par l’organisation de l’État comme système fédéral. Les systèmes fédéralistes, où le pouvoir politique est décentralisé, constituent un pilier important pour limiter le pouvoir et contrôler les élus. En effet, ils permettent aux citoyens de choisir parmi différentes offres politiques. En d’autres termes, les individus vivent là où l’offre de biens publics correspond le mieux au prix fiscal à payer. Dès qu’un gouvernement dans une région devient trop envahissant, ils peuvent se déplacer dans une autre région.
Et d’un point de vue économique, quels mécanismes empêchent ou empêcheraient la domination de ceux qui ont la plus grande force économique ?
La tâche principale d’un État libéral est de garantir les droits de propriété. C’est précisément cette restriction de la liberté qui constitue un système libéral. Il ne devrait pas être possible pour les plus forts de prendre les biens des plus faibles sans leur consentement. Cela signifie que dans un État libéral, seul l’échange volontaire est un moyen légitime de transférer des biens d’une main à une autre. L’État veille ainsi au respect des droits de propriété sur des marchés par ailleurs libres. Ce sont précisément ces marchés libres, dans le respect des droits de propriété, qui permettent à chacun de récolter les fruits de son travail. Bien sûr, il existe aussi des défaillances du marché qui peuvent justifier une intervention de l’État, par exemple ce qu’on appelle les externalités. Une externalité est créée lorsque la décision d’un individu ou d’une entreprise implique de restreindre les droits de propriété d’autrui sans son consentement. Par exemple, l’émission de toxines environnementales nocives par une entreprise a des conséquences pour les tiers non impliqués qui sont exposés à ces toxines. Ainsi, le droit de l’individu à ne pas être pollué n’est pas respecté. Dans de telles situations, l’État peut intervenir et remédier à la défaillance du marché, c’est-à-dire à l’externalité. Tout cela dans un esprit de liberté.
La seule égalité devant la loi, chère aux libéraux, est-elle suffisante pour l’exercice de la liberté ? Que faudrait-il de plus ?
L’égalité devant la loi est la préoccupation fondamentale des libéraux. Bien entendu, il n’en résulte ni l’égalité des parcours de vie, ni l’égalité des résultats, tels que le revenu, la richesse, l’espérance de vie ou le bonheur. D’une part, c’est une bonne chose, car les individus ne sont pas des clones identiques et ne veulent pas ou n’ont pas besoin d’être identiques. Les individus sont différents et c’est ce qui fait la richesse de la vie et de la société. D’autre part, tous les individus n’ont pas les mêmes chances. La loterie de la vie frappe parfois cruellement. D’une part, il peut s’agir d’une maladie, ou de la possibilité de naître dans une famille très pauvre qui n’a pas les moyens de fournir à ses enfants une nourriture, un logement ou une éducation adéquate. Par conséquent, d’un point de vue libéral, un certain degré de redistribution est également possible et souhaitable. La redistribution peut être interprétée comme une sorte d’assurance contre les mauvaises conditions de vie. Cette «assurance» couvre un minimum afin de survivre et de pouvoir prendre des décisions libres en premier lieu. Ce que ce «minimum» inclut exactement doit être défini dans une société libérale par un processus politique légitime. Cependant, cette protection contre les mauvaises conditions de vie ne correspond guère à une assurance complète.