Thierry Aimar est maître de conférences en sciences économiques à l’université de Lorraine et enseignant à Sciences Po. Il est l’auteur du livre « Hayek: du cerveau à l’économie » qui peut faire office de lecture complémentaire à notre podcast « L’entrepreneur, ce héros mal-aimé ». Dans le but de mieux faire connaître son approche de la thématique, nous lui avons posé quelques questions.
Quelle est, selon Friedrich Hayek, la définition de l’entrepreneur ?
Fondamentalement, l’entrepreneur n’est pas quelqu’un ayant une propension particulière à prendre des risques, propension qui le distinguerait de tous les autres acteurs de l’économie. L’entrepreneur est plus essentiellement celui qui perçoit dans le paysage de données des opportunités que les autres individus n’ont pas la faculté de discerner. En mobilisant des qualités particulières d’éveil ou de vigilance (ce que Kirzner, un disciple de Hayek, désignera par le terme d’alertness), qui s’expriment par une ouverture cognitive, l’entrepreneur est à l’affût des possibilités d’échange et d’amélioration du bien-être. Il observe les comportements, repère les besoins, identifie des complémentarités d’intérêts entre les individus et les met en relation les uns avec les autres pour des transactions mutuellement favorables.
Quel rôle joue l’entrepreneur selon Friedrich Hayek ?
L’entrepreneur constitue tout simplement la force motrice du marché. Par son intermédiaire, la sphère de la connaissance subjective distribuée dans les différents cerveaux individuels rejoint l’information sur les opportunités d’échange objectivement disponibles dans la société, permettant alors à l’économie de « tendre vers l’équilibre ». Sur la base de ce raisonnement, Hayek assure une farouche défense : 1) de la concurrence. Celle-ci désigne le processus par lequel les entrepreneurs rentrent en compétition pour découvrir avant les autres; 2) du marché, qui peut être désigné comme un simple dérivé de l’action entrepreneuriale car il n’est rien d’autre que l’expression monétaire des échanges individuels formés grâce aux découvertes entrepreneuriales. Pour mieux caractériser le rôle du marché, Hayek lui substitue le terme de « catallaxie » (du grec ancien, katallatein, échanger) qui désigne l’ordre engendré par l’ajustement mutuel de nombreuses économies individuelles sur le marché. L’entrepreneur est à la source même des prix. En transformant des opportunités ignorées en opportunités connues, sa fonction essentielle est de transmettre l’information sur les préférences subjectives des individus de la collectivité.
L’entrepreneur n’a pas forcément une bonne image actuellement, pourquoi ce malentendu, selon vous ?
Car il est assimilé aux capitalistes et donc à la classe des possédants. Mais il importe de distinguer les deux figures dans la mesure où leurs sources de revenu sont différentes. L’entrepreneur gagne des purs profits, qui constituent en quelque sorte la récompense de ses découvertes pour avoir éclairé avant les autres la collectivité sur l’existence d’opportunités jusqu’alors ignorés. Son revenu n’est donc pas issu de la production ou de la propriété des facteurs. Le capitaliste, lui, gagne l’intérêt sur le capital, lequel constitue le prix exigé pour la restriction volontaire de leur consommation présente. Il ne faut donc pas confondre la quasi-rente issue de la propriété et le profit entrepreneurial provenant de la découverte. Dans cette perspective, ce n’est pas le capitaliste/exploitant (lequel a naturellement intérêt à fermer son secteur à la concurrence d’outsiders car ils menacent la réalisation de ses plans courants et la rentabilité de son capital investi) qui est défendu par Hayek, mais le promoteur/découvreur qu’est l’entrepreneur car seul celui-ci dispose de la capacité de réduire l’ignorance en rapprochant la connaissance subjective des individus de l’information objective sur les opportunités d’échange environnantes. L’entrepreneur est l’homme du changement, de l’adaptation et de la dynamique; le capitaliste incarne un monde statique, rigide et conservateur.
Pourquoi faut-il préférer l’action des entrepreneurs à l’action de l’Etat ?
Car la coordination des activités de nos économies modernes exige beaucoup plus d’informations que celles pouvant être recueillies et traitées par des autorités publiques. Une bonne partie de la connaissance nécessaire à l’adaptation aux circonstances est d’ordre local et tacite et ne peut être transférée par des canaux formalisés. Mieux vaut donc laisser agir ceux qui la possèdent et sont capables de l’utiliser au mieux en fonction des opportunités qui se présentent. En l’occurrence, les entrepreneurs.
Hayek souhaite s’attaquer aux rentes, pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste une rente dans cette formule ?
Une rente désigne tout simplement un revenu supérieur à sa contribution à la création de valeur. L’existence de rentiers implique nécessairement des individus spoliés. C’est un principe de vases communicants. Si quelqu’un peut être rémunéré au-dessus de sa valeur, c’est que nécessairement quelqu’un d’autre souffre d’un revenu inférieur à sa propre contribution. Sur un marché libre, débarrassé de toutes barrières à l’entrée, il ne peut pas y avoir de rentes.
Pourquoi dites-vous, dans votre livre, que Hayek est plus actuel que jamais?
Pour au moins deux raisons :
- au niveau macroéconomique, Hayek nous apprend à faire preuve d’humilité en expliquant qu’en matière sociale, il y aura toujours plus d’éléments d’ignorance que de connaissance autour de nous. Une leçon que refuse d’apprendre les gouvernants, empreints de cette « pretence of knowledge », héritière du scientisme et du constructivisme dénoncés par Hayek. La complexité et la dynamique de l’économie contemporaine exigent une souplesse et une adaptation cognitive dont aucune gouvernance publique n’est capable. Laissons agir les entrepreneurs et les marchés en veillant simplement à leur bon fonctionnement concurrentiel;
- au niveau individuel, Hayek est malheureusement de plus en plus d’actualité, car face à l’absorption croissante des esprits par le digital, la dimension psychologique de son œuvre constitue une invitation à retourner au dialogue avec soi-même. Il convient de se donner les moyens de s’engager dans la route d’une découverte de sa propre intériorité, ce que j’appelle une démarche « intropreneuriale ». Se cultiver, en dernière analyse, c’est se reconnaitre soi-même avant de chercher à être reconnu par les autres. Il faut veiller à ne pas laisser sa subjectivité s’appauvrir jusqu’à n’être plus qu’une caisse de résonnance de la « voix » collective, comme les réseaux sociaux nous y invitent trop souvent.
Le marché libre et le rôle des entrepreneurs est donc le modèle d’avenir?
Oui, c’est parfaitement cela.
Conseil de lecture : « Hayek. Du cerveau à l’économie » de Thierry Aimar