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L’école des choix publics – Stephane Wolton

Stephane Wolton est professeur associé en économie politique à la London School of Economics. Il s’intéresse notamment au rôle des groupes d’intérêts et aux organisations politiques. Son interview complète notre onzième podcast, qui parle de l’École des choix publics.

Qu’est-ce que la théorie des choix publics ?

Plus qu’une théorie, la tradition des choix publics est une approche méthodologique. L’objectif est d’étudier la politique avec les outils de l’économie, comme les modèles théoriques et l’analyse empirique. Aujourd’hui, on parle aussi d’économie politique, bien que ce terme soit plus ambigu, car il s’applique également à une partie de la sociologie/théorie politique.

L’objectif de l’École des choix publics est de comprendre les interactions entre les électeurs et les politiciens, les citoyens et les dirigeants, les médias et les décideurs politiques, les groupes d’intérêt et les législateurs, etc. Selon cette approche, les agents sont définis par leurs préférences, les informations qu’ils détiennent, et celles qu’ils croient détenir. Ce qu’ils peuvent faire, ce qu’ils apprennent, dépend de l’environnement institutionnel auquel ils sont confrontés. Les chercheurs examinent ensuite comment des agents rationnels (au sens d’agents faisant de leur mieux avec ce qu’ils ont) se comportent compte tenu de leurs préférences et des institutions existantes. Nous pouvons alors étudier comment les changements d’institutions affectent les actions des agents et les résultats qui en découlent. Pour donner un exemple, on peut penser à la manière dont la modification du salaire d’un élu affecte son comportement dans le cadre de sa fonction, les choix électoraux des électeurs ainsi que le taux de réélection ou le niveau de corruption. L’analyse empirique vient vérifier si les éléments analysés dans le cadre théorique existent dans le monde réel (même si, en pratique, le processus scientifique fonctionne rarement aussi bien).

Pourquoi l’idée même d’un intérêt ou d’une volonté générale est-elle remise en question ? 

Il y a deux raisons principales. La première est culturelle. L’École des choix publics s’est développée aux Etats-Unis, qui n’ont pas été aussi influencés par la pensée de Rousseau que la France. Montesquieu et Machiavel sont des penseurs clés pour comprendre comment les Pères Fondateurs ont perçu le problème de créer une République (comme on peut le voir dans les « Federalist Papers » de l’époque). Ils n’ont pas tant pensé en termes de volonté générale, mais plutôt en termes de garantie que chaque individu se voit accorder la possibilité de rechercher le bonheur. Ils s’inquiétaient de la tyrannie de la majorité et des hommes au pouvoir qui utiliseraient leur position à leur propre avantage. Ainsi, l’École des choix publics s’est développée dans un environnement où la notion de volonté générale n’était pas présente dans la manière d’analyser les problèmes politiques.

La seconde est en fait la conséquence d’un échec. Certains chercheurs ont tenté de trouver un moyen d’agréger les préférences individuelles afin d’obtenir une volonté collective qui ressemble aux choix individuels. En d’autres termes, l’objectif était de prouver mathématiquement que la volonté générale pouvait découler d’un monde composé d’individus ayant des préférences distinctes. Mais cet objectif n’a jamais été atteint. Cette grande ambition académique a abouti au théorème d’impossibilité d’Arrow (selon lequel il n’y a pas de règle d’agrégation des préférences individuelles qui « fonctionne » tout le temps). À partir de là, l’École des choix publics est devenue plus prosaïque et a commencé à se pencher sur des problèmes particuliers. Permettez-moi de souligner pour conclure que « l’échec » de la théorie du choix social ne signifie pas que cette approche est inutile. Bien au contraire, certains de mes collègues ont trouvé des moyens productifs de réfléchir à des questions politiques avec cette approche.

Est-ce qu’on doit croire à l’idée que les politiciens ou les fonctionnaires sont au service de la collectivité, et non de leur intérêt propre ? Quels sont les risques ? 

Je pense qu’une observation « informelle » suggère que la plupart des politiciens et des bureaucrates, sinon tous, n’ont pas de préférences totalement alignées sur celles des électeurs qu’ils servent ou représentent. Mais cela ne signifie pas qu’ils ne peuvent pas être au service de la collectivité. L’une des grandes questions des choix publics est de savoir comment aligner les intérêts des politiciens et des bureaucrates sur ceux des citoyens. Une question connexe consiste à examiner comment différentes institutions créent un comportement préjudiciable pour la communauté ou comment elles encouragent les politiciens ou les bureaucrates à servir certaines parties de la communauté au détriment d’autres. Par exemple, les travaux fondateurs de Persson et Tabellini examinent l’effet des règles électorales (majoritaires ou proportionnelles) sur la fiscalité et la composition des dépenses gouvernementales (sont-elles orientées vers le bien public ou redistribuées à un segment particulier de la population à travers des subventions ciblées ?). Un autre exemple étudie comment la présence des médias peut améliorer la réponse du gouvernement aux catastrophes naturelles. Comme je l’ai mentionné, l’un des principaux problèmes est la distorsion par rapport à une certaine mesure du bien-être (par exemple, le bien-être moyen, le bien-être de l’électeur médian). Plus récemment, des universitaires ont commencé à s’inquiéter du fait que les politiciens modifient les institutions à leur propre avantage. Ici, nous passons de la distorsion du bien-être à la destruction de la démocratie, avec, si l’on croit que la démocratie est le meilleur système, des conséquences dramatiques.

En quoi les groupes d’intérêts sont des acteurs centraux à travers leur recherche de privilèges ? Pouvez-vous citer des exemples ? 

Les groupes d’intérêt sont l’une des principales sources de distorsions des démocraties. La perception de ces distorsions dépend de la manière dont les groupes d’intérêts influencent les décisions. En termes de timing, les groupes d’intérêt peuvent intervenir à cinq stades du processus politique : (i) au début pour influencer l’ordre du jour, pensez à Extinction Rébellion ou au mouvement Black Lives Matter, (ii) pendant les débats sur le contenu d’une loi, (iii) au moment des votes pour influencer le résultat, et (iv) après l’adoption d’une loi, dans la bureaucratie, pour affecter la manière dont elle est mise en œuvre, (v) en période électorale pour influencer sur l’élection. Parmi ceux-ci, le premier semble le moins problématique, car il suscite des demandes sans nécessairement affecter les réponses politiques. Le quatrième peut être celui auquel les gens prêtent le moins d’attention, ce qui permet d’exercer la plus grande influence.

En ce qui concerne les moyens, les groupes d’intérêts pensent soit à mobiliser le public, soit à interagir directement avec les législateurs. Sur ce dernier point, beaucoup, notamment des économistes, affirment que des groupes donnent de l’argent aux politiciens en échange de faveurs. Bien que cette opinion soit également populaire dans le grand public, il y a cependant aujourd’hui très peu d’évidences empiriques à ce sujet. Les contributions directes ne représentent qu’une petite partie de l’argent dépensé. Par exemple, les groupes d’intérêt dépensent globalement 6 à 7 fois plus pour le « lobbying informatif », le transfert d’informations plutôt que le transfert d’argent aux législateurs. Si l’information est la source de l’influence des groupes, alors les dommages qu’ils causent sont beaucoup moins importants que si l’influence provient de la « corruption légalisée ». En effet, on pourrait même dire que les groupes d’intérêts améliorent ensuite le processus politique.

Existe-t-il des solutions pour pallier aux dérives de l’action publique ? La démocratie est-elle le modèle idéal ?

Il n’y a pas de remède universel. L’un des principaux apports de l’École des choix publics est de montrer que des solutions qui semblent évidentes peuvent s’avérer avoir des conséquences négatives. Par exemple, une vaste littérature se penche sur l’effet de la transparence. L’amélioration de l’information des électeurs améliore-t-elle toujours le fonctionnement de la démocratie ? La réponse semble être évidente. Après tout, avec une meilleure information, les électeurs peuvent faire un meilleur choix. De nombreux articles montrent que cette simple intuition a tendance à être fausse. L’idée de base est qu’à mesure que les électeurs reçoivent plus d’informations, leur attitude change (par exemple, les électeurs deviennent plus exigeants et accordent moins facilement la réélection aux politiciens en quête de fonctions). En conséquence, les actions des politiciens changent également. Par exemple, certains abandonnent l’espoir d’être réélus et commencent à se comporter dans leur propre intérêt plutôt que dans celui des électeurs, ce qui entraîne une détérioration des performances du système dans son ensemble.

Serait-il préférable de verrouiller toutes les informations et de passer à un régime non démocratique ? Probablement pas. Dans les autocraties, les dirigeants sont contraints par un groupe réduit de personnes, plutôt que par l’ensemble de la population. Le risque de distorsion est donc encore plus élevé, surtout si ce qu’on appelle le « selectorat » n’est pas représentatif de l’ensemble des citoyens. Certains travaux ont étudié de manière empirique ou expérimentale l’effet de la démocratie. Par exemple, un article a montré comment les chefs de village élus dans la Chine rurale ont fourni plus de biens publics que ceux nommés par le parti communiste. Un autre présente les résultats d’une expérience qui montre que l’effet d’une politique est plus important lorsque les décideurs sont choisis démocratiquement plutôt que lorsque la (même) politique est imposée de manière exogène. Aucun de ces éléments ne nous permet de conclure que la démocratie est le système idéal, mais la démocratie semble produire certains effets qu’on ne retrouve pas ailleurs et prendre en compte les demandes des citoyens d’une meilleure manière que les autres systèmes politiques.

A l’origine, l’école des choix publics part du principe que les acteurs (votants, politiciens, bureaucrates) sont rationnels. Prend-elle aussi en compte que cela n’est pas toujours le cas ? Comment ?

Je pense que nous devons être prudents lorsque nous examinons cette question, car elle est très politisée. La façon dont nous évaluons la rationalité des différents acteurs influe sur le système que nous pensons être le meilleur. Souvent, nous accordons la rationalité aux politiciens et aux bureaucrates (machiavélisme), mais nous mettons en doute les « électeurs ». Et, de façon un peu caricaturale, les partisans de l’irrationalité des électeurs voient la technocratie d’un œil favorable. Cette prudence est d’autant plus importante que les preuves contre l’irrationalité des électeurs ne survivent pas toujours à un examen minutieux. Il se peut que certains électeurs soient parfois irrationnels, mais alors quelle importance ?

En gardant cela à l’esprit, il existe une littérature de plus en plus abondante sur les biais comportementaux des électeurs. Deux exemples : D’une part, Scott Ashworth et Ethan Bueno de Mesquita se sont demandés si la démocratie fonctionne toujours mieux lorsque les électeurs sont rationnels, et comme vous pouvez vous y attendre d’après ce que j’ai dit plus haut, leur réponse est non. D’autre part, Edoardo Grillo et Carlo Prato examinent comment la réaction positive des électeurs à une agréable surprise (les hommes politiques se comportant moins mal qu’ils ne le pensaient et les électeurs les récompensant pour cela) peut conduire les politiciens « libéraux » à démanteler les institutions démocratiques pour des raisons électorales. Ce ne sont là que quelques exemples d’une littérature croissante témoignant des débats vivants dans l’École des choix publics.

L’auteur souhaite préciser que ses réponses représentent uniquement son opinion et non pas nécessairement celle de son institution ou de ses collègues.

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