Anne Coffinier est ancienne élève de l’ENA et de l’ENS de la rue d’Ulm (Histoire). Diplomate de formation, elle est engagée dans le champ éducatif, et en particulier dans la promotion de la liberté et de l’innovation éducatives. Elle est présidente de l’association Créer son école (www.creer-son-ecole.com) et d’Educ’France (www.educfrance.org) et vient de cofonder la Fondation Kairos pour l’innovation éducative à l’Institut de France (www.fondationkairoseducation.org). Son interview complète notre douzième podcast, qui parle de l’éducation et de la liberté.
Quels problèmes identifiez-vous dans le système éducatif, français par exemple ? En quoi le monopole de l’Etat est-il problématique ?
Le monopole de l’Etat sur l’éducation pose des problèmes à la fois en théorie et en pratique. Tout d’abord, un Etat de droit digne de ce nom a besoin de susciter un certain pluralisme de Weltanschauung chez les futurs adultes. Pour cela, il est évident que la diversité des méthodes et du cadre d’éducation des enfants puis des étudiants et même des stagiaires de la formation continue est absolument nécessaire. A cet égard, le pluralisme des partis et des médias est moins décisif que celui de la formation initiale puisque ce dernier concerne précisément des personnes dont l’esprit n’est pas encore formé. Lammenais, dès 1818, dénonçait dans le « monopole universitaire » voulu par Napoléon « la police de l’esprit humain ». Le pluralisme d’esprit rend la démocratie vivante et féconde. C’est cette diversité des premières formations qui est importante, car c’est elle qui forme la vision du monde de chaque enfant. Pour garantir un État de droit et nos libertés, c’est donc essentiel qu’il y ait une pluralité de structures et de cadres d’éducation.
Notre deuxième considération portera sur une loi qui ne souffre pas d’exception : tout système privé de concurrence (donc tout système en situation de monopole de droit ou de fait) périclite et se caricature inévitablement. L’émulation est nécessaire, a minima entre différentes offres publiques concurrentes. C’était la position de Condorcet, mais elle ne fut pas majoritaire à la Révolution française. A cette époque, prévalait chez les Révolutionnaires l’idée que l’enfant appartenait à l’Etat, qui devait l’arracher à l’influence de l’Eglise et donc de sa famille. La plupart des philosophes dits des Lumières, ne l’oublions pas, n’étaient pas favorables à l’éducation du peuple de peur qu’il ne veuille plus effectuer le dur labeur propre à sa condition. Le monopole étatique sur la formation des esprits s’enracine dans cette conception révolutionnaire de l’éducation. Heureusement dans les faits, de multiples dérogations sont apparues par rapport à l’idée d’origine.
A ces deux raisons théoriques s’ajoute une raison pratique. La concurrence et le pluralisme sont nécessaires parce que les enfants sont tout simplement différents les uns des autres, aussi bien dans leurs talents que dans leurs aspirations et leurs histoires. Il y a des moments où des enfants ont besoin d’une petite structure à taille humaine et familiale et d’autres où au contraire, ils ont besoin d’une structure plus anonyme dans laquelle ils vont pouvoir se glisser sans se faire remarquer. Certains enfants auront besoin d’être en internat, alors que pour d’autres leur structure familiale sera préférable. Certains auront besoin d’une pédagogie avec beaucoup d’autonomie et de prise de risque, alors que d’autres ont besoin d’être dirigés, encadrés, rassurés. Cette différence de besoins qui provient de la variété humaine entraîne naturellement la nécessité d’une diversité tant sur le plan pédagogique qu’éducatif. Nier cet état de fait revient à faire de l’égalitarisme et conduit à de grandes souffrances et à un terrible gaspillage. A force de vouloir promouvoir l’égalité théorique (surtout quand elle est promue à travers un concept aussi mal défini que celui de « l’égalité des chances ») on finit par nier les différences entre les êtres et leurs aspirations, que ce soit dans leurs attitudes ou dans leurs motivations personnelles.
On peut déjà susciter un pluralisme au sein de l’offre publique mais c’est sous optimal par rapport à des offres variées issues de la société civile. Par ailleurs, plus l’information sur la qualité des écoles est disponible facilement, meilleur est le niveau global des écoles. Publier sur internet les rapports d’inspection et les notations des écoles, et laisser les parents témoigner des atouts et des faiblesses des établissements assure une vraie transparence et accroît le niveau d’information des familles qui ne sont pas initiées aux arcanes du système. Sur internet, tout est noté. L’égalité des chances réelle progressera vraiment, à notre sens, en diffusant plus d’informations critiques sur chaque école et en finançant le libre accès de chaque enfant à l’école publique ou privée de son choix. Les Britanniques nous montrent la voie sur le premier point. Quant à la démocratisation de l’accès à l’école choisie, et non plus subie, il y a des bonnes pratiques à étudier dans les pays scandinaves, mais aussi dans de nombreux Etats d’Amérique.
La liberté d’enseignement est un principe fondamental reconnu par les lois de la République. Il est radicalement lié aux libertés d’opinion, de conscience, de religion, d’entreprise… Evidemment, il ne s’agit pas de dire qu’une école va être le lieu d’expression d’un courant politique, ou d’un parti ou d’une secte. Mais il est important que des gens d’horizons différents puissent fonder des écoles, selon un projet pédagogique clair et connu de tous. Il est important aussi que les familles puissent trouver des écoles qui assurent une certaine cohérence éducative avec leurs propres efforts.
Cela dit, il est aussi légitime et nécessaire que des contrôles de la puissance publique puissent avoir lieu, même si le contrôle le plus efficace est celui des parents qui votent avec leurs pieds s’ils sont mécontents. On gagnerait à ce que ces contrôles soient réalisés par une entité indépendante, et non par l’Etat lorsqu’il possède lui-même un, ou des réseaux d’écoles sous sa responsabilité. Car il se retrouve juge et partie, inspectant ses propres concurrents, ce qui pose un évident problème déontologique. Il semble préférable que l’Etat se limite à définir un cahier des charges pour des inspecteurs indépendants issus de cabinet d’audit variés. Diffuser de l’information qualifiée sur chaque école est en fait une urgence ; cela permet d’éviter que les parents ayant une position sociale favorisée puissent choisir la bonne école, au terme d’une sorte de délit d’initié, car ils ont accès à davantage de connaissances là où la plupart des autres parents naviguent à vue. Ce système est très inégalitaire, et accroît d’autant plus les inégalités.
Quel rôle devrait jouer l’État dans l’éducation et en quoi cela serait-il différent de la situation actuelle ?
Premièrement, il me semble que l’Etat devrait définir un programme national minimal. Je dis bien minimal. Il devrait tenir en dix pages pour la totalité des niveaux et définir le minimum minimorum académique et civique. Il s’agit de fixer les conditions à remplir pour passer d’une classe à la suivante et le savoir minimal qui doit être transmis aux élèves. Deuxièmement, l’Etat devrait imposer une obligation de transparence aux établissements en leur expliquant qu’ils sont libres de choisir leur approche éducative (leur ethos, selon l’appellation britannique) et leurs méthodes d’enseignement dès lors qu’ils publient leurs résultats et que ces derniers sont suffisants. On devrait permettre à chaque école d’être libre de ses moyens pédagogiques et humains à condition qu’elle soit comptable de ses résultats. Pour cela, il faut réaliser des tests afin de vérifier si ces objectifs minimums sont acquis. Ces évaluations permettraient aux écoles de démontrer leur niveau. Les écoles pourraient avoir le choix de différents standards d’évaluation, mais devrait en choisir un. En cas de mauvais résultats, la pérennité ou l’indépendance de l’école pourrait être remise en cause, à condition que les écoles publiques en fassent autant.
Concrètement, pour arriver à un système un peu plus concurrentiel et donc plus libéral, que souhaiteriez -vous changer dans le système scolaire actuel ?
Soyons clairs : mon optique n’est pas de « libéraliser le » système, au sens d’une approche marquée par le libéralisme économique. Il n’est pas davantage de privatiser les écoles publiques. Il est en revanche de libérer le système en introduisant de la diversité et du choix, et plus de responsabilisation des acteurs. De telles évolutions permettront à nos écoles d’innover pour s’ajuster aux défis contemporains, et c’est une urgence. A cet égard, la première réforme à faire concrètement est de permettre aux chefs d’établissements publics comme privés de recruter leurs professeurs par eux-mêmes, librement. Comment mener à bien un projet pédagogique fort si les professeurs sont engagés par hasard et « malgré eux » dans ce projet ? La dimension de l’engagement volontaire est décisive. La deuxième avancée à entériner serait la possibilité pour les directeurs de choisir leur programme précis et d’adapter sans cesse les méthodes pédagogiques à la réalité des besoins constatés au plus près du terrain. Les approches top down sont à proscrire.
Ces deux éléments sont pour moi les clés du succès. Par ailleurs, la taille réduite d’un établissement et le fait qu’il se reconnaisse dans une identité forte sont de nature à impliquer et mobiliser les équipes. Quand l’établissement institutionnalisé est grand, qu’il est « installé », ses équipes ont facilement l’impression qu’elles n’ont plus à prouver quoi que ce soit ; il y a forcément une certaine torpeur qui se répand. C’est un enjeu véritable de faire en sorte que les institutions ne perdent pas leur esprit pionnier et leur engagement enthousiaste dans l’acte éducatif. Il faut créer des systèmes dans lesquels l’énergie et le désir d’accomplir des améliorations soient encouragés, dans lesquels les enseignants rejoignent un projet parce qu’ils partagent son ambition. L’affectation bureaucratique actuelle, à base d’algorithmes et de points calculés par ordinateur, constitue à cet égard un anti-modèle. Pour compléter, il faut laisser une certaine souplesse au niveau des programmes et des méthodes. Par peur de se faire juger par sa hiérarchie ou ses collègues, par suivisme ou désir d’éviter les problèmes ou le jugement de la salle des professeurs ou des inspecteurs, de nombreux enseignants s’autocensurent aujourd’hui, et finissent par se démotiver.
En résumé, il me semble donc qu’on doit laisser les établissements avoir un profil pédagogique spécifique et recruter leurs enseignants (et gérer leur budget). L’étape suivante, évidemment, consiste à laisser les élèves candidater auprès d’établissements qui se seront dotés d’une identité propre et claire. A cette proposition, on rétorque souvent que si on laisse une telle liberté aux gens, chacun voudra rejoindre les meilleurs établissements. Je ne crois pas du tout à cet argument. Que sont « les meilleurs établissements »? C’est une manière extrêmement stéréotypée de regarder l’intelligence. Certaines écoles peuvent avoir, par exemple, une spécialisation sur les mathématiques, la physique et la technologie informatique, ce qui va intéresser certains profils, alors que d’autres qui préfèrent une approche incarnée et sensible ne voudront en aucun cas la rejoindre. Il faut sortir de cet égalitarisme qui assoupit tout le monde. Croyons aux initiatives et aux libertés, et laissons les écoles se structurer avec une véritable offre spécifique. Prenons l’exemple des écoles publiques spécialisées russes ou américaines, comme par exemple la Brooklyn Technical High School. Il peut nous inspirer, sans même prendre un exemple privé ou à gestion privée comme le sont les charter schools américaines ou les free schools anglaises.
En quoi la concurrence des modèles serait un plus pour les élèves, notamment les plus modestes ?
Les enseignants, si la liberté leur en est laissée, vont choisir un établissement parce que ça a du sens pour eux, parce qu’ils y trouvent des valeurs communes aux leurs. Certains vont vouloir s’occuper d’enfants qui viennent de milieux socioculturels défavorisés. D’autres vont préférer enseigner à la campagne, ou encore aller au cœur des banlieues parce qu’ils sentent que c’est là qu’ils peuvent personnellement être les plus utiles, notamment pour faciliter l’intégration des populations d’origine étrangère. Je pense qu’il est erroné de présupposer que les professeurs voudront tous aller dans les « beaux quartiers » avec des élèves bien encadrés, qui ne posent pas de problème d’accès à la culture, surtout si leur paye n’est pas plus importante que dans les établissements où les parents exercent une faible pression sur eux. La preuve, c’est que les prestigieux établissements parisiens sous contrat connaissent eux-aussi des difficultés de recrutement. Les professeurs n’ont pas envie de travailler énormément, de se surmener pour un salaire équivalent à un travail modéré et sans pression aux résultats. En revanche, si l’on souhaite vraiment que les professeurs et les élèves aillent dans les établissements des zones défavorisées, il y a une chose qu’il faut régler: c’est la discipline. L’administration doit garantir qu’elle fera ce qu’il faut pour que la discipline soit strictement respectée dans l’établissement, de sorte que les enseignants puissent tout simplement faire leur travail. Cela veut dire concrètement d’assurer l’autorité dans tous les établissements et pas uniquement dans ceux des beaux quartiers. Il faut appliquer la tolérance zéro sur le racket, le harcèlement numérique ou conventionnel, les trafics, les violences, les dégradations matérielles ou le vandalisme. En éliminant cela on peut de nouveau avoir des établissements qui fonctionnent correctement partout, dès lors qu’on laisse les professeurs y venir sur la base du volontariat. Durant la transition, des primes aux professeurs en zone difficile seraient sans doute nécessaire.
Que pensez-vous de l’idée des chèques éducation, popularisée par Milton Friedman dans les années 70-80 ? Qu’est -ce que vous pensez en général de cette idée de donner la possibilité aux parents de choisir l’école de leur enfant? Cela serait-il viable ?
Ce qui est certain c’est que le mode de financement actuel est pervers. Aujourd’hui la puissance publique finance les structures sans prendre en compte ni le désir des familles de rejoindre ces établissements là (file d’attente), ni le niveau académique des élèves, ni encore le niveau d’épanouissement humain de ces derniers. Rien ne permet d’allouer la ressource aux établissements les meilleurs ou les plus demandés. Rien ne permet non plus de sanctionner ceux qui retiennent des solutions éducatives inefficaces ou qui ne s’impliquent pas assez. La persistance de la sectorisation obligatoire et de la gratuité brouille les cartes en évitant que des établissements mauvais ne se vident puisqu’il y a toujours les enfants des familles trop défavorisées ou négligentes de leurs devoirs éducatifs pour y mettre en œuvre des techniques de contournement au profit de leur enfant. Il me semble qu’il est temps de passer du système actuel où l’argent va à la structure, à un système de paiement par enfant scolarisé dans l’école concernée. Concrètement, si un établissement scolarise 100 enfants, il reçoit 100 fois l’allocation définie par la loi de manière à ce que l’argent aille vraiment là où est la demande. De cette façon, on libérerait le choix des écoles ; on responsabiliserait les établissements comptant des professeurs ou une administration qui ne sont pas assez engagés. Ensuite, on peut imaginer des compléments d’allocation pour les élèves qui ont des problèmes particuliers (troubles de l’apprentissage, handicap…), de manière à ce que les écoles qui ont des enfants plus difficiles à suivre puissent avoir les moyens de le faire. Il existe de nombreux modèles intéressants sur cette base, dans le monde entier, notamment aux Etats-Unis. Le système éducatif flexible des education saving accounts (ESA) est ainsi plus moderne et plus intéressant que le chèque éducation qui est maintenant, à mon avis, un peu dépassé, même si son concept est intéressant. Il est dépassé parce que ce qui fait l’éducation aujourd’hui, ce n’est pas juste le choix d’une école. C’est un ensemble de choses, un écosystème qui comprend l’étendue de l’offre de cours du soir, des manuels, des stages de langue, des cours avec un orthophoniste. Le système des ESA crédite de l’argent sur un compte bancaire relié le plus souvent à une carte bancaire spécialisée, qui permet de payer toute une série de prestataires éducatifs qui sont agréés par l’État. Avec un tel dispositif, vous pouvez ainsi couvrir les frais de scolarité de votre école privée et d’autres services comme un suivi d’orthophoniste, des livres chez le libraire ou des heures de répétiteur, etc. On redonne de l’autonomie aux gens, qui peuvent piloter leur budget éducation sur plusieurs années. Cette option vous permet d’avoir un projet global et de responsabiliser chacun dans son parcours.